KINOTAYO 2023 – Okiku and the World de Sakamoto Junji

Posté le 16 décembre 2023 par

Au sein des films sélectionnés au festival Kinotayo, Okiku and the World, réalisé par Sakamoto Junji, fait figure d’exception, de par son esthétisme en noir et blanc et de par sa situation historique, le Japon de l’ère Edo. Un contexte bien connu pour les amateurs de cinéma classique nippon, pour un film qui peut surprendre à plus d’un titre.

Avec son nouveau film, Sakamoto Junji nous plonge en pleine ère Edo, dans une ville pas encore connue sous le nom de Tokyo. La cité n’est alors qu’une commune faite de bois où les plus aisés ne sont guère mieux lotis que les indigents. Okiku, maîtresse d’école, vit avec avec son père, samouraï retraité et sans le sou. Un jour, le chemin d’Okiku croise le chemin de Yasuke et Chuji, deux hommes à qui incombe la tâche la plus ingrate de la ville, ramasser par seau entier les excréments de la population pour la revendre comme engrais aux paysans. D’abord dégoûtée par ces deux hommes, Okiku va se rapprocher de Chuji après un drame familial.

Comme le dit très crûment un des personnages du film, « tout vient de la merde et tout finit dans la merde« . Cette phrase résumera de manière assez claire le film, tant sur le fond que sur la forme. D’ailleurs, on peut d’ores et déjà le préciser à ceux que les substances fécales révulsent, au cours du film, il y en aura partout et tout le temps. Les excréments sont le gagne-pain des deux protagonistes, seul emploi qui ne connaîtra jamais la crise, et c’est ce qui liera au final tous les personnages du récit. Le réalisateur n’hésite d’ailleurs pas à filmer sous tous les angles le dur labeur peu gratifiant et l’insalubrité de leur situation. Mais s’il était facile de tomber dans le voyeurisme et le complaisant dans la vision du quotidien fécal de ces personnages, Sakamoto évite d’entrée de jeu cet écueil et fait de Yasuke et Chuji des individus accomplissant leur travail avec résilience et patience en attendant des jours meilleurs. Les deux amis sont certes issus du bas de l’échelle sociale, mais leur sale besogne va se révéler indispensable à la société lorsqu’à cause d’une pluie sans fin, les latrines du haut quartier d’Edo finissent par déborder et inonder les rues d’excréments. Le metteur en scène nous montre ainsi clairement que sans les plus démunis aux tâches honteuses, Edo ne peut plus vivre. Si l’on savait qu’Edo avait été construit sur des marais, on peut ajouter que ses fondations reposent aussi sur des monceaux d’excréments, et que ses basses classes sociales sont là pour s’assurer que rien ne s’écroule.

Le propos du film est aussi sans équivoque : il sortira toujours quelque chose de la merde. A grande échelle, c’est la ville souveraine qui a émergé des marais insalubres au bord de la rivière Sumida. A l’échelle humaine, dans le film, c’est une douce et touchante histoire d’amour qui va naître de ces effluves et mouvements fécaux. Okiku, à la faveur d’un évènement tragique, va se voir démunie à tous niveaux. Familial, puisqu’elle va devoir composer sans son père, ce qui entraînera une régression sociale, même infime. Mais surtout, elle va devoir réapprendre à communiquer suite au drame, et revenir à l’essentiel et au simple pour se faire comprendre. Cette régression va en quelque sorte la rapprocher de Chuji, homme simple, mais pas idiot, qui ne comprend pas qu’une femme de la haute société puisse s’intéresser à lui. Et c’est une tendre et maladroite histoire d’amour qui va se créer entre ces deux individus, comme une plante qui finirait par éclore au sommet d’une pile de fèces. Leur rapprochement se fait par à-coup, par étapes, à l’image du film qui se découpera en chapitres. Elle est éduquée, mais brisée ; il est illettré mais déterminé à s’extraire de son statut de videur de bac à excréments. Le cinéaste parvient à rendre touchant le rapprochement des deux protagonistes, dans une relation où le rejet naturel et le dégoût d’Okiku vont petit à petit laisser place à l’acceptation et à l’attirance, lorsque Chuji acceptera de se sociabiliser au contact de la jeune femme.

Pour mettre en scène son récit, Sakamoto Junji opte pour un noir et blanc assez classique. Un choix de mise en scène plutôt en accord avec l’époque à laquelle se passe l’histoire, et qui aide beaucoup à faire passer l’aspect très graphique de l’ensemble du long-métrage qui, rappelons-le, charrie des tombereaux de déjections à longueur d’images, lorsque les personnages ne se les lancent pas au visage. Et si sa mise en scène n’est pas forcément des plus exceptionnelles et manque parfois d’éclat, il parvient au détour de quelques scènes à composer des plans d’une beauté plastique remarquable, avec par exemple, la scène où Okiku se lance dans la calligraphie à la lumière des bougies, où seuls se dessinent les coups de pinceau sur le papier blanc.

Si le film de Sakamoto Junji n’est pas exempt de défauts, une mise en scène parfois assez classique et une durée trop courte (la relation entre Okiku et Chuji aurait vraiment gagné à être plus développée), il n’en est pas moins une très bonne surprise au sein de la programmation Kinotayo 2023, un film dont les apparentes crudités et subversions dues à son sujet dissimulent une tendre histoire d’amour à l’époque d’Edo.

Romain Leclercq.

Okiku and the World de Sakamoto Junji. Japon. 2023. Projeté au Festival Kinotayo 2023