C’est après sa très touchante comédie Kamikaze Girls, qui oscillait entre le teen movie faussement superficiel et le terrain de jeu propice à l’expérimentation visuelle, que Nakashima Tetsuya nous offre Memories of Matsuko. Phénomène des années 2000s en Asie et pépite encore trop méconnue dans nos contrées, c’est cette fresque musicale dantesque, tendre et cruelle qui a installé son réalisateur en tant qu’auteur important de l’archipel. Bien qu’en rupture de stock, le film a été distribué en France par Spectrum Films au travers d’un combo DVD/Blu-Ray en 2018. Il est cependant toujours visible sur la plateforme de streaming Outbuster.
Shô est un jeune adulescent ayant quitté sa contrée natale pour vivre à Tokyo son rêve enfantin de musicien. La réalité étant ce qu’elle est, Shô est maintenant chômeur, cloîtré dans son petit appartement poussiéreux, et surtout, il est un rare spécimen de paresse. Son père, qu’il n’a pas vu depuis 3 ans, vient lui rendre visite. Une mystérieuse tante dénommée Matsuko et dont il n’avait jusqu’alors jamais entendu parler, vient de se faire assassiner. Son père lui demande donc, puisqu’il n’a rien de mieux à faire de ses journées, de vider l’appartement de celle-ci. Shô au travers des souvenirs laissés par sa tante, va reconstituer sa vie, afin de comprendre la personne qu’elle était.
Le film nous embarque dans un voyage qui possède la fabuleuse étrangeté de se trouver à l’intersection d’une publicité japonaise et de Citizen Kane. C’est d’abord la forme du film qui frappe en tant que spectateur, car elle propose quelque chose d’unique en son genre. Nakashima y mélange toutes ses influences, ses amours esthétiques mais aussi ses obsessions. Si le film peut se rapprocher d’un amoncellement de références cinématographiques offertes au spectateur, sa force tient au fait qu’il ne se contente pas de cette forme très intertextuelle. Ici, Nakashima nous propose bien un tout cohérent dans la forme de son film, qui n’est pas construit à partir de références, mais qui compose avec ou malgré celles-ci. Personne n’est donc laissé sur le carreau, puisque n’importe quel élément pouvant sembler étrange ne s’explique pas par une connaissance à avoir préalablement, mais par la cohérence de la trajectoire de Matsuko et des autres personnages.
Cette forme singulière aux allures de collage permet de faire cohabiter, de manière très unique et cohérente, des choses semblant insolubles à première vue. Par exemple, des séquences chantées façon Disney et mélangeant animation kitsch et prises de vues réelles peuvent donner lieu, quelques minutes plus tard, à une séquence musicale pastichant, de manière très fidèle, un clip de RnB sur le milieu pénitencier japonais. Cette séquence est elle-même parasitée par les codes de la comédie musicale traditionnelle, et ne donne pas lieu à un rejet de ces deux formes à l’image, mais bien à une fusion tout à fait étonnante.
Une telle utilisation du kitsch et du référencement à outrance pourrait laisser dubitatif. En effet, une grande partie de l’industrie actuelle semble se complaire dans une utilisation très cynique et parfois ironique de ses références. Utilisation allant de la fausse célébration (comme les nonnes de The Devils de Ken Russel apparaissant dans un plan de Space Jam 2, tandis que Warner bloque toujours la version non-censurée du dit film) à la moquerie éhontée (notamment dans Tic et Tac, Rangers du risque où les films d’animation de Robert Zemeckis sont référencés pour faire une blague sur leur soi-disant laideur). Cependant, les références de Nakashima sont assez travaillées pour ne pas mettre le spectateur dans un doux cocon de nostalgie. Mais en plus, et c’est une autre des forces de Memories of Matsuko, il n’y a pas de place pour une utilisation cynique ou ironique de ses références (surtout quand celles-ci sont très kitsch, viennent de la culture populaire japonaise ou bien encore de la télévision). C’est avec une sincérité déconcertante que Nakashima Tetsuya nous offre ce mélange décalé et surprenant où ce qui devrait être ridicule devient alors puissant esthétiquement.
Néanmoins, quelques limites peuvent se dessiner avec une telle forme. Le rythme du film s’en trouve notamment directement impacté. Tout arrive très rapidement et ne laisse aucune minute de répit au spectateur, ne serait-ce que pour se situer dans le scénario. De plus, cette manière de raconter (à la Citizen Kane, où chaque élément est prétexte à un flash-back nous en révélant un peu plus sur la vie de Matsuko) est ici complètement soumise à ce rythme effréné, alliant narration dense et montage très complexe. Et c’est aussi, paradoxalement, ce qui fait le charme du film. Tout d’abord secoué par les 5 premières minutes introductives, l’on peut rapidement se laisser porter par ce récit mouvementé. Il y a un réel plaisir à regarder cet ensemble à la fois chaotique et harmonieux, et à ressentir cette tension esthétique résultant du fait qu’on ne sait pas quel mélange étrange et audacieux nous réserve le prochain plan. Cependant, il est aussi recevable que ce plaisir ne soit pas partagé de tous, et que cette construction puisse assommer.
Mais heureusement, Nakashima Tetsuya n’est pas qu’un simple formaliste, et son film n’offre pas uniquement un plaisir optique au spectateur. Sous cet emballage de doux bonbon visuellement acidulé, se cache une véritable « Tête Brûlée » corrosive : le film est aussi doux qu’il est cruel, aussi nihiliste qu’il est plein d’espoir. Comme dit plus tôt, Matsuko est totalement inconnue de son neveu Shô, et pour cause, son père lui dit qu’il s’agissait d’une femme peu recommandable, ayant abandonné sa famille pour s’adonner à toutes les dérives possibles et finir meurtrière, puis ermite dans son petit appartement à l’apparence de bidonville. Tout le projet du film est, paradoxalement, de nous montrer en quoi la vie de Matsuko n’était pas « dénuée de sens ». Mais en plus de cela, il sera question de montrer en quoi chacune des actions de Matsuko méritait, sous un certain angle, d’être considérée comme vertueuse. Projet ô combien compliqué lorsque le film nous introduit Matsuko comme une ermite mal-aimable et folle, mais pourtant ô combien réussi.
C’est une fois de plus par la contradiction que Nakashima permet un tel phénomène : c’est en montrant tout ce qu’il y a de plus cruel et de plus malchanceux dans la vie de Matsuko, qu’il démontre dans le même geste à quel point celle-ci était belle (peut-être pas dans ce qu’elle y vit à proprement parler, mais dans ce que cela représente d’espoir aux yeux des gens ayant côtoyé Matsuko). C’est aussi dans un final d’un nihilisme glaçant sur les conclusions qu’il tire à propos de la société japonaise, qu’il érige la figure de Matsuko comme un espoir auquel il est permis de croire.
Ne reculant devant aucun excès, Nakashima n’hésite pas à faire de Matsuko une figure sainte. Il y a notamment dans le film un certain nombre de références claires au christianisme, spécifiquement au travers d’un personnage s’étant converti suite à sa rencontre passionnelle avec Matsuko. Ryu, le personnage fraîchement chrétien, a connu une vie rythmée par le crime et la drogue après son adolescence turbulente. Il embarque Matsuko malgré elle dans ses larcins et, une fois en prison, pétri de regrets pour la vie qu’il a fait subir à son amante, il va se tourner vers Dieu et plus précisément la Bible. Ce n’est pas tant sa rencontre avec le christianisme qui intéresse Nakashima, que la figure du divin elle-même et sa fonction universelle. Les mots de Ryu sont sans équivoque à ce propos : « s’il y a un Dieu, celui-ci doit fortement ressembler à Matsuko » (ce qui sous-entend qu’il ne croit pas tant au Christ, plutôt qu’à l’aspect divin de Matsuko, s’étant converti d’abord parce qu’il voyait cette dernière dans la figure du Christ). Et par conséquent, utilisant l’universalité de la figure divine pour la transposer à Matsuko, il met en évidence le mécanisme par lequel elle peut intervenir dans la vie des gens à la manière d’une sainte. Il expose aussi dans le même temps par quelles modalités celle-ci peut devenir un modèle d’espoir universel, ce qui n’est pas évident puisque sa vie est avant tout mélodramatique. Elle est constellée de coïncidences malheureuses. Que ce soit dans les détails, ou dans le général, Nakashima s’évertue à ne vouloir tirer qu’une seule chose de son film : ce qu’il y a de plus beau chez Matsuko, érigeant le bon en l’essence même de son personnage. Dans cette société qu’il dépeint baignée dans la résignation et l’indifférence, il fait de son personnage à la fois une figure cathartique via son existence mélodramatique et aussi un remède à cette société malade par l’espoir qu’elle représente.
Si sa forme peut sembler difficilement descriptible, du fait de la richesse qu’elle comporte, l’idée du conte semble parfaitement lui convenir. Aussi enfantin que cruel, aussi amusant que terrifiant, mais surtout, aussi âpre que doux, Memories of Matsuko nous offre une fresque musicale impressionnante et touchante, dont le constat sur ses personnages et leur entourage est autant triste et terrifiant qu’il appelle en chaque spectateur l’espoir et la volonté de se défaire d’une telle condition.
Thibaut Das Neves
Memories of Matsuko de Nakashima Tetsuya. Japon. 2006. Disponible sur Outbuster