Projeté une première fois dans le cadre de l’ACID à Cannes 2023, Dreaming in Between est le quatrième long métrage de Ninomiya Ryutaro, réalisateur discret mais important qui poursuit son étude d’un certain malaise de la société japonaise. On a pu redécouvrir le film au Festival Kinotayo.
Suenaga Shuhei est vice-principal d’un lycée de Kitakyushu. À un an de la retraite, alors qu’il apprend souffrir de la maladie d’Alzheimer, il remet en cause son existence : sa vie familiale et professionnelle est-elle un échec ? Qu’a-t-il accompli ? Dans sa quête, il va questionner sa femme et sa fille, un ami d’enfance et la serveuse d’un restaurant dans lequel il a ses habitudes. S’il a effectivement vécu jusque-là, a-t-il vraiment existé ?
Fidèle à ses films précédents, Ninomiya Ryutaro reprend ses méthodes : un style naturaliste porté par des longs plans séquences, à la fois distants et proches de ses personnages impénétrables. Les silences et les non-dits ont autant, voire plus de significations que les dialogues – qui sont d’ailleurs plus souvent des échanges de monologues maladroits et dissonants. Dans Sweating the Small Stuff (2017), la caméra suivait un ouvrier confronté à la mort d’une personne proche ; dans Minori on the Brink (2019), une jeune femme déboussolée et irritée par les jugements des autres sur sa beauté. Portrait trouble et inquiétant d’une jeunesse paumée et apathique dans une ville de province en plein été, déclinaison mi-Pialat mi-Ozu de Moins que zéro de Bret Easton Ellis mais sans alcool, drogue et sexe. Une prouesse, donc.
À l’instar d’un Hou Hsiao-hsien, Ninomiya ne s’embarrasse pas du schéma narratif classique (situation initiale, élément perturbateur, péripéties, élément de résolution et situation finale). Ses films sont des tranches de vie prises sur le vif. Aux personnages (et aux spectateurs) d’évaluer si la situation a évolué entre le début et la fin du film.
Si la photographie est plus lisse que dans ses précédents films (à la manœuvre : Shinomiya Hidetoshi, directeur de la photo habituel pour Ninomiya), Dreaming in Between reprend le même dispositif. Le spectateur est embarqué pendant 90 minutes aux côtés de Suenaga Shuhei, interprété par l’acteur stakhanoviste Mitsuishi Ken, révélé dans les années 1990 chez Iwai Shunji et Aoyama Shinji. Il est excellent dans ce rôle de père de famille qui navigue à vue entre incompréhension, désespoir et échec. L’insatisfaction comme mode de vie. Bouleversé par l’annonce de sa maladie d’Alzheimer, il prend enfin conscience de lui-même. Dans un geste humien, il analyse alors ce qui le caractérise à travers sa perception : douleur, tristesse ou ressentiment. Quitte à devenir étranger à lui-même. Cela est flagrant dans ses tentatives de discussions avec sa fille et sa femme avec lesquelles il n’a aucune attache. Sa femme le trompe depuis des années et il ne connaît rien de sa fille qui a pourtant plus de vingt ans. Même processus lorsque Shuhei revoit son ami d’enfance. Ce dernier ne comprend pas son comportement « étrange ».
Reste à Shuhei son environnement de travail : le lycée. Si l’on perçoit une certaine tendresse des élèves à son encontre, son travail se limite à des tâches ingrates et subalternes malgré son titre de vice-principal. Il se contente de gérer l’emploi du temps des professeurs et de ramasser les cigarettes des élèves dans la cour. Un factotum.
L’homme fantôme du Japon contemporain
Dans sa recherche de lui-même, Shuhei va trouver un double mental chez une jeune serveuse de restaurant. Malgré leur écart d’âge, ils ont le même comportement et le même mal-être. Celle qui pourrait être sa fille ou son amante, jouera le rôle de confidente et de sage-femme. Drôle de maïeutique.
De film en film, et c’est plus évident dans Dreaming in Between, Ninomiya Ryutaro développe une figure typique du Japon. Après l’homme sans qualités de Robert Musil, l’homme absurde d’Albert Camus, voici l’homme fantôme du Japon contemporain. Il erre dans les rues, dans son foyer, comme un spectre de sa propre existence. Sa présence n’est pas nécessaire. Personne ne le remarque, y compris ses proches. Ce personnage n’est pas seulement le fruit de l’individualité et de l’isolement comme on peut le voir dans d’autres films nippons (chez Kurosawa Kiyoshi, notamment dans Kaïro). Chez Ninomaya, ce personnage prend vie (si l’on peut dire), si et seulement si, il prend conscience de sa propre existence, de sa vacuité et de la nécessité de vivre vraiment. Dans la tradition japonaise, les fantômes sont les âmes d’êtres qui ont laissé sur terre des chagrins, des colères et des regrets. L’homme fantôme du Japon contemporain est donc cet être aliéné qui comprend enfin qu’il n’a jamais vraiment vécu et qu’il a encore le temps et la possibilité (s’il le veut) de vivre selon ses envies, en harmonie avec ses proches.
Est-ce un hasard ou un clin d’œil si Dreaming in Between se déroule dans la quartier de Kurosaki dans la ville de Kitakyushu ? Kurosaki étant aussi le nom du personnage principal du manga Bleach. Un personnage qui a la faculté exceptionnelle de… distinguer les fantômes.
Marc L’Helgoualc’h
Dreaming in Between de Ninomiya Ryutaro. 2023. Japon. Projeté au Festival Kinotayo 2023