Les Funérailles des Roses de Matsumoto Toshio, l’un des films-phares de la Nouvelle Vague japonaise, sort en salles ce 20 février en copie neuve, grâce à Carlotta : une plongée enjouée et expérimentale dans la vie de jeunes Tokyoïtes travestis.
Eddie est un jeune homme vivant et travaillant en tant que travesti dans un club gay de Tokyo. Il entretient une relation avec le propriétaire de l’établissement, mais celle-ci lui cause la jalousie de Leda, avec qui il est en concurrence aussi bien au sein du bar qu’auprès de son amant. En parallèle, Eddie reste hanté par les souvenirs de son adolescence.
En comparaison des carrières d’Oshima Nagisa (L’Empire des sens), d’Imamura Shohei (Profond désir des dieux) ou de Suzuki Seijun (La Marque du tueur) qui officiaient dans le même courant, la carrière de Matsumoto Toshiodemeure relativement confidentielle. Pourtant, entre courts-métrages expérimentaux et installations vidéos, il laissa quatre longs-métrages, dont le premier, Les Funérailles des Roses, réalisé en 1969, est sans doute le plus connu, et pour cause : expérimental, licencieux, il affiche sa singularité par ses extravagances stylistiques comme thématiques. Bien qu’il ne s’agisse pas d’un mouvement unifié, la Nouvelle Vague japonaise a en effet de commun avec sa cousine française, en l’honneur de laquelle elle a été baptisée (bien qu’elle soit apparue simultanément et non en réaction à celle-ci) de vouloir remettre en question les traditions cinématographiques établies, aussi bien au niveau des sujets abordés, de la construction des personnages que de la mise en scène. A ce titre, Matsumoto Toshio joue ici sur tous les tableaux, pour accoucher d’une œuvre où le brouillage des frontières est omniprésent.
La caractéristique la plus frappante de Funérailles des Roses reste ses nombreuses expérimentations sur le montage. Les ruptures abruptes qui y sont parfois introduites entretiennent des similitudes avec, notamment, le travail de Jean-Luc Godard dans la Nouvelle Vague française, mais leur portée et leur effet varie grandement au fil du film. Quelquefois, elles prennent un aspect espiègle, voire enfantin, à l’instar de scènes de bagarres passées en accéléré sur une musique joviale. A d’autres moments, elles instaurent la peur ou la confusion, en alternant rapidement visions, souvenirs et détails des décors ou en faisant subitement surgir au milieu du plan. Les repères temporels sont également brouillés, essentiellement par le biais de certaines scènes qui reviennent comme des refrains, brisant la linéarité de l’intrigue, mais également par des flash-backs qui ne sont pas immédiatement identifiés comme tels ou, plus directement, des distorsions de la musique ou de l’image.
Cependant, ce trouble jeté sur la forme ne s’arrête pas au découpage et à la mise en scène, mais concerne sa nature même, le ou plutôt les genres auxquels il se rattache. Non content de briser nombre de conventions de réalisation, il brise aussi régulièrement le quatrième mur, révélant occasionnellement l’envers du décor à l’écran. Les personnages, soudain, redeviennent des comédiens, dont les interviews émaillent la narration, les interrogeant aussi bien sur leur vie personnelle que sur leur perception du rôle qu’ils incarnent, dotant l’œuvre d’une dimension réflexive. Il n’y a pas, cependant, de véritable démarche documentaire : les questions posées restent en surface, se contentent de réponses évasives, n’organisent pas de réflexion. Il s’agit avant tout là, pour le réalisateur, d’un autre outil de déstabilisation, d’un autre moyen de mettre à mal l’approche traditionaliste du cinéma en rendant explicite le dédoublement de ses acteurs.
Acteurs, d’ailleurs, ou actrices ? Hommes travestis ou femmes transgenres ? La question, dans le contexte du film, ne se pose pas encore en ces termes, et Les Funérailles des Roses ne cherche pas à l’élucider. La notion d’identité profonde, bien que plusieurs fois évoquée, parfois très explicitement comme lorsqu’Eddie s’aventure par hasard dans un exposition sur le symbole du masque, est en définitive à peine égratignée. Le véritable soi apparaît comme une chimère, un repli insondable, mais pas pour autant comme un objectif à poursuivre. Ainsi, bien que l’intrigue soit guidée par une trame œdipienne qui semble rendre cruciales la construction de l’individu et la quête de son origine, jamais on ne cherche à explorer la psychologie des personnages, et c’est la portée spectaculaire de leurs existences qui semble prévaloir. C’est que, sur le fond aussi bien que sur la forme, Matsumoto Toshio fait de l’ambiguïté un exercice de style, et comme est incertain le genre du métrage, le genre de ses héro(ïne)s est également équivoque.
Pour autant, la notion de travestissement ou de transidentité n’est pas aussi subversive à la sortie du film, en 1969, que l’on pourrait être tenté de le croire. L’année précédente, l’artiste travesti Miwa Akihiro était d’ailleurs la star de Le Lézard Noir de Fukasaku Kinji, où il incarnait une séduisante criminelle. Hasegawa Kazuo, pour sa part, avant déjà interprété en 1963 dans La Vengeance d’un acteur de Ichikawa Kon un double-rôle ambivalent : celui d’un voleur et celui d’un onnagata (un acteur de théâtre kabuki interprétant des rôles de femmes) qui, comme c’était parfois le cas pour ces comédiens, conservait son apparence et ses maniérismes féminins en-dehors de la scène. C’est donc, en définitive, moins le sujet lui-même que son traitement qui remet les conventions en question dans Les Funérailles des Roses, et notamment son érotisme, sa légèreté et son approche de la sexualité en tant que spectacle, qui rappellent Premier Amour Version Infernale réalisé un an plus tôt par Hani Susumu.
Cette résolution de transgresser, tant dans le propos que la réalisation, aboutit à un objet complexe, aux multiples recoins et facettes, et à l’indéniable pouvoir de fascination. Néanmoins, il hérite en contrepartie d’un caractère hétéroclite, parfois désordonné. A vouloir expérimenter dans de multiples directions, mêler plusieurs trames narratives et abolir toutes les frontières, il divise l’attention et ne permet pas d’identifier un noyau autour duquel il graviterait ; or l’ensemble est imbibé d’une contestation artistique et politique qui peine à se cristalliser. Interpeller la société, contrevenir à ses tabous, s’affranchir des codes, oui, mais à quel effet ? Alors même qu’il ironise, dans quelques scènes, sur la vanité d’une équipe de tournage fictionnelle, Matsumoto Toshio semble parfois se laisser aller, lui aussi, à une certaine complaisance dans la subversion. Pour autant, il n’en ressort pas un sentiment de gratuité : simplement, beaucoup de pistes sont lancées sans être pleinement exploitées, laissant un arrière-goût d’artifice.
A bien des égards, Les Funérailles des Roses s’impose comme une œuvre unique et audacieuse. Si certaines de ses propositions thématiques restent en surface et qu’il est de fait malaisé d’en circonscrire la portée, ses ambitions formelles sont, quant à elles, profondément affirmées. Par ses excentricités et son impertinence inventive, s’illustre ainsi l’un des longs-métrages les plus visuellement marquants de son époque, avec ceux de Terayama Shuji qui suivront une poignée d’années plus tard. Avec malice, le spectateur est attiré dans un labyrinthe envoûtant, habité de figures oscillant entre féminin et masculin, entre personnage et acteur, mais dont l’illusion disparaît aussitôt que l’on tente de s’en saisir. Les nombreuses ruptures induites par le montage, en effet, ne favorisent pas le processus d’identification ni l’émergence d’un discours cohérent concernant les marges sociales où l’on s’aventure : on embrasse leur pouvoir magnétique, mais c’est leur théâtralité plus que leur vérité profonde que l’on pourchasse.
Lila Gleizes.
Les Funérailles des Roses de Matsumoto Toshio. Japon. 1969. En salles le 20/02/2019.