Critique : L’Empire des Sens de Ōshima Nagisa

Posté le 23 février 2013 par

Quelques semaines après la disparition de Ōshima Nagisa, retour sur ce qui restera son œuvre étendard. Par Fabien Alloin.

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Dans une rue de Tokyo de l’année 1936, de jeunes hommes armés défilent sous les applaudissements fournis du peuple. L’échec du coup d’état du 26 février a renforcé le militarisme japonais, la seconde guerre sino-japonaise débutera l’année suivante et les soldats avancent en cadence, droits et fiers au milieu des drapeaux et des fanions qu’on agite pour eux. En dehors de la foule, longeant le mur tête baissée, un homme marche à contre-courant sans sembler s’intéresser à ce qui se passe autour de lui. Si Ōshima Nagisa s’applique à ne pas le filmer comme un opposant du défilé militaire, si Kichizo (Fuji Tatsuya) traîne les pieds et apparaît détaché de la scène et de ses compatriotes, son geste n’en est pas moins politique. En décidant d’avancer ensemble contre tout et tous, en choisissant le pas de côté plutôt que de rester dans les rangs, les deux personnages de L’empire des sens (1976), Kichizo et Abe Sada (Matsuda Eiko), refusent d’accepter leur pays comme il est sur le point de devenir. Leur passion est mise en lumière par le fait divers : en 1936 dans ce même Japon militaire, la jeune femme sera retrouvée errante dans les rues de Tokyo gardant sur elle le pénis et les testicules de son amant qu’elle avait tué par amour quelques jours plus tôt. S’inspirant de l’histoire bien connue par les Japonais de Kichizo et Abe Sada pour répondre à la commande du producteur français Anatole Dauman, Ōshima Nagisa réalisera avec L’empire des sens davantage encore que son œuvre la plus radicale, un véritable acte de résistance.

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Si l’histoire de Abe Sada et Kichizo a déjà été adaptée au cinéma avant Ōshima Nagisa dans le genre pinku eiga, destiné au public masculin (La véritable histoire d’Abe Sada de Tanaka Noboru en 1975), pour la première fois c’est Abe Sada qui la raconte. Au travers de leur amour destructeur et dans toutes les scènes d’amour non simulées, la jeune femme choisit chacun de ses actes. Jamais dominée par Kichizo qui l’emploie pourtant comme servante, elle apparaît à l’image pleine d’une liberté ne laissant aucune place à ceux qui l’entourent. Ōshima Nagisa enferme ses deux personnages dans des cadres de plus en plus clos, les rapproche à l’abri des yeux curieux, mais si fusion il y a, apparaît surtout la force d’une jeune femme prête à tout détruire par amour. Très tôt dans le film, après que Kichizo ait joui dans sa bouche, Abe Sada se relève doucement vers lui plus grande encore qu’elle ne l’était avant l’acte. La scène intervient si vite qu’elle ne peut être le climax de l’œuvre mais un simple avertissement : la jeune femme ne sera jamais souillée. En choisissant des acteurs « classiques » pour faire l’amour devant la caméra, le réalisateur casse les barrières et veut marcher à contre-sens comme le font ses personnages. Se mettant corps et âme au service du film, en mettant leur carrière en danger pour lui, Matsuda Eiko et Fuji Tatsuya en deviennent tout autant que Ōshima Nagisa ses auteurs. Mais si Fuji Tatsuya se relèvera du scandale que fut L’empire des sens, on ne pardonnera jamais vraiment à la jeune actrice qu’était alors Matsuda Eiko. La liberté que donna Ōshima Nagisa au personnage de Abe Sada, Matsuda Eiko ne put en bénéficier et le malaise de L’empire des sens est également celui d’assister impuissant au suicide d’une actrice et à la souffrance à venir d’une jeune femme.

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L’angle féministe du traitement de Ōshima Nagisa et les limites qui apparaissent avec l’après film des acteurs ne sont pas le seul acte politique qui vit dans L’empire des sens. Le cinéaste le dit lui-même dans les images d’archives du documentaire Il était une fois L’empire des sens, pendant cette période de chaos politique, ces deux personnes ont vécu seulement pour leur amour (…) Le fait qu’ils aient été indifférents à la politique rend ce fait divers politique. On en revient alors à l’année 1936 et au défilé de jeunes soldats que Kichizo ne regarde pas passer. L’empire des sens, par sa pornographie, par la mise en image d’un amour absolu et par le refus du pays, participe à la construction d’un autre territoire. Un autre Etat né de l’amour de Kichizo et Abe Sada qui n’est pas le Japon. Le pays de L’empire des sens n’est pas celui des scènes d’intérieur, de la maison de Kichizo ou de sa garçonnière. Ce territoire, le couple le crée de toute pièce en se réfugiant dans le corps de l’autre. Les seins de Abe Sada ou le sexe en érection de Kichizo n’apparaissent jamais comme des intrus dans le cadre mais sont l’assise même d’un nouveau lieu qui se construit pour eux deux seulement. Trouver refuge dans l’amour quand défile dehors une armée japonaise sur le point de signer le pacte antikomintern avec l’Allemagne nazie, Ōshima Nagisa ne le filme pas comme une fuite en avant ou une défection. Si parmi ces soldats, certains ne reviendront pas après la guerre et referont leur vie ailleurs comme les a filmés Imamura Shōhei dans sa série de documentaires En suivant ces soldats qui ne sont pas revenus, quitter le Japon sans pourtant en franchir les frontières à la manière du couple sulfureux est un premier geste de révolte, un premier acte de résistance. Émasculer son amant, lui couper le sexe pour le garder encore un peu pour soi, c’est alors repousser pour un temps le retour au réel et au pays. Garder sur elle une part de Kichizo comme un geste d’amour, plus encore que porter en elle son enfant devient l’ultime étape de l’appropriation d’un nouveau territoire ; le dernier acte avant de tourner à jamais le dos à un empire.

Fabien Alloin

Verdict :

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L’Empire des Sens de Oshima Nagisa, disponible en Dvd chez Arte Vidéo.

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