DC MINI, LA CHRONIQUE DE STEPHEN SARRAZIN – CHAPITRE 31 : DEUX LIVRES

Posté le 12 novembre 2022 par

Stephen Sarrazin présente dans DC Mini, nom emprunté à Kon Satoshi, une chronique pour aborder « ce dont le Japon rêve encore, et peut-être plus encore ce dont il ne rêve plus ». Il nous livre ici ses réflexions sur deux ouvrages récents : Suzuki Seijun and Postwar Japanese Cinema de William Carroll et Le Paradigme Fukushima au Cinéma ; ce que voir veut dire d’Élise Domenach.

Deux ouvrages sur deux pans du cinéma japonais que tout sépare sont parus en 2022, signés par des voix contemporaines qui tentent de part et d’autre des lectures s’appuyant sur des méthodologies auxquelles les films parfois résistent. Chaque ouvrage a cependant le mérite d’élargir le champ d’analyse portant sur ce que le cinéma japonais produisait au lendemain d’un traumatisme respectif : de la Seconde Guerre mondiale chez Suzuki pour William Carroll dans Suzuki Seijun and Postwar Japanese Cinema ; au tremblement de terre de Tohoku et l’explosion des centrales nucléaires Tepco à Fukushima en 2011 pour Élise Domenach dans Le Paradigme Fukushima au Cinéma.

Le projet du livre de Will Carroll consiste à corriger une certaine perception de Suzuki Seijun, souhaitant dépasser l’image d’un cinéaste de genre – principalement de films yakuza, une figure de la marge qui allait avoir une influence, si souvent signalée, sur des réalisateurs tels que John Woo, Jim Jarmusch, et Quentin Tarantino – tout en préservant une légitimité auprès des amateur de cinéma de genre.

Il rappelle la durée de la carrière de Suzuki chez Nikkatsu (plus de dix ans), que la Guilde des réalisateurs japonais vint le soutenir lorsque le studio le licencia, et qu’il devint un héros pour la nouvelle gauche japonaise, y compris pour certains critiques tournés davantage vers la Nouvelle Vague nippone. Son livre trace le portrait d’un homme d’entreprise, qui comprend les cahiers des charges, un créateur versatile qui passe de sujets historiques aux mélodrames, et qui en vint à incarner une idée de résistance. Une filmographie comportant plusieurs titres inédits, y compris ceux pour la télévision, contribue à la richesse de cet ouvrage. De nombreux essais, des rétrospectives, se sont consacrés à un tâche semblable, de non seulement réhabiliter Suzuki  (qui n’en demandait pas tant), mais aussi de le canoniser.

À cet égard, ce livre propose une des analyses les plus approfondies de cette œuvre. Et pour s’assurer qu’il n’y ait pas méprise, Hasumi Shigehiko est convoqué et cité à de nombreuses reprises ; l’ouvrage de Will Carroll s’éloigne par moment de Suzuki afin de bien faire comprendre la pensée de Hasumi, de la soumettre à une lecture autre que celle française tout en corrigeant la manière dont ses collègues anglo-américains, hormis Jonathan Rosenbaum, l’auront réduit à son travail sur Ozu. Cela s’avère être une préoccupation qui rivalise avec le sujet du livre. Elle offre cependant un tableau méconnu de l’état de la critique cinématographique au Japon, en situant les premiers travaux de Hasumi dans ce contexte. Cela vaut-il pour élever l’œuvre de Suzuki ? Carroll admettra plus tard dans son étude que les films du cinéaste débordent le geste critique ; Suzuki n’est pas un auteur replié sur une seule période, ce que s’empresse de reconnaître Hasumi. Le cinéaste célèbre pour ses films qui peignèrent les transgressions de l’ère Showa se tourna dans ses dernières réalisations vers la folie de l’ère Taisho. Vers une perception du cinéma qui précédait la guerre.

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Le livre d’Élise Domenach convie deux penseurs, Stanley Cavell et Timothy Morton, pour réfléchir autour de documentaires portant sur la catastrophe de Fukushima survenue en 2011 ; la liste des films du Fonds ‘Yamagata International Documentary Film Festival 3.11. Film Archive’ en compte 112. La plupart de ceux retenus n’ont pas connu de véritable carrière internationale ; certains auront été sélectionnés en festival, d’autres auront permis des circuits de conférences dans diverses universités, entre départements de cinéma, science, et sociologie. Enfin il y a ceux qui auront été disponibles sur des sites ou plateformes de streaming, et un ou deux qui ont requis des conditions de diffusion se rapprochant de celles des lieux d’art. C’est notamment le cas d’une œuvre qui tient une place considérable dans cet ouvrage, Voices from the Waves de Hamaguchi Ryusuke et Sakai Ko.

Pour avoir été là, au Japon, au moment du séisme, d’avoir témoigné des élans de part et d’autre, allant de cinéastes chevronnés à de jeunes vidéastes, animés d’accélérations si spontanées d’en être irréfléchies, entraînant des risques imprévus, certaines citations de réalisateurs entraînent une part d’incrédulité (1), notamment chez ceux qui y virent des occasions attendues et opportunistes pour exister auprès d’un public français. Ajoutons qu’il n’y a pas eu que des hommes qui se rendirent à Fukushima ; il y eut une femme, Ellie, qui mène le collectif Chim Pom, et qui présenta l’exposition Don’t follow the Wind au Watari-um, comprenant des œuvres installées à Fukushima et retransmises à Tokyo (2).

D’emblée, l’ouvrage mobilise L’événement anthropocène de Jean-Baptiste Fressoz et Christophe Bonneuil, et avance que « cette entrée dans un nouvel âge écologique requiert le cinéma ; en appelle à ses pouvoirs de pensée propres » (p.14), puis « le cinéma, plus adapté aux peintures du spectaculaire des ruines et des destructions, est au défi d’exprimer la peur d’un danger invisible (les radiations) et un désespoir qui avance masqué au Japon » (p.21).  Il enchaîne avec son autre outil de réflexion, une analyse du nucléaire faite par Stanley Cavell en 1985, durant les années Reagan, dans Hope against Hope, introduisant l’autre enjeu qui le traverse, celui de scepticisme et sentiment de catastrophe (p.44).

L’autrice matérialise par la suite une poétique parfois audacieuse, souvent passionnante, tirée d’une parole revenue de loin, qui traverse plusieurs des films de ces réalisateurs. Celles des témoins qui ont relevé le défi d’exprimer plusieurs formes de peur, rejoignant comment Jean-Luc Nancy envisageait la leçon de Fukushima « de manière plus générale, en tant qu’elle manifeste l’interdépendance désormais inextricable des phénomènes dits « naturels » et des ensembles techniques, sociaux, politiques, économiques dont la connexion générale nous oppresse ‘(3). Le Japon a depuis longtemps cessé de pratiquer les enquêtes de fond ; les grandes entreprises et les gouvernements, national, ceux des régions, s’emploient à freiner ceux et celles qui viennent avec trop de questions, ou se plaindre de qui n’a pas voulu écouter ces consignes ».

L’analyse de l’œuvre de Hamaguchi et Sakai, Voices from the Waves décrit un dispositif qui ne situe pas la vérité sur un seul axe. Ce dernier permet de lire les dévastations sur les visages, sur une durée de trois fois deux heures, d’assister à la joie d’une bibliothécaire de pouvoir parler, puis celle produite par un paysage côtier dévasté à la beauté irréelle. Mais après Morton, de quel réel s’agit-il ? Celle des voix qui hantent désormais cette mer ? Rappelons la phrase célèbre de Derrida, le cinéma c’est l’art de laisser revenir les fantômes, une perspective/a prospect auquel ce dispositif, selon nous, s’est interdit de se mesurer.

À l’opposé, Funahashi Atsushi compte parmi les cinéastes japonais qui ont une véritable pratique documentaire, mettant en perspective cette catastrophe, la rendant moins abstraite. Son film informé et plus attendu, Nuclear Nation, et les deux autres volets qui le suivirent, est moins du côté de la joie que de la grogne, qui n’en démord toujours pas. Longer les côtes de Fukushima, à pied, au crépuscule, attendre la nuit, prêter l’oreille.

Stephen Sarrazin.

1-Lors de conférences dans des facultés américaines, je proposais une réflexion sur le geste de saisir/to seize ; comment certains réalisateurs s’emparèrent d’images à des fins davantage théoriques que documentaires. Je précise cependant que Élise Domenach se trouvait au Japon dès 2012, où elle mena un projet d’études et des recherches sur deux années, au cours desquelles elle participa, elle aussi, à d’inoubliables weekends de bénévolat.

2- Son récit du projet, raconté dans son premier essai, parle bien plus du lieu, de sa population absente, de comment mesurer les formes de distances. Ellie, Hai, Konichiwa, éditions Shinchosha, 2022.

3- Jean-Luc Nancy, L’Équivalence des catastrophes, Galilée, 2012.

William Carroll, Suzuki Seijun and Postwar Japanese Cinema, Columbia University Press, 2022.

Élise Domenach, Le Paradigme Fukushima au Cinéma; ce que voir veut dire, éditions Mimésis, 2011-2013.

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