Rimini nous fait conjointement découvrir un classique méconnu et inclassable de la japanimation, mais également un monument de la littérature japonaise : Train de nuit dans la voie lactée.
Giovanni, issu d’une famille pauvre, doit travailler dur tous les jours pour prendre soin de sa mère malade. Heureusement, il peut compter sur l’aide de son ami Campanella. Néanmoins, ce dénuement en fait souvent la cible des moqueries, notamment d’un de ses camarades de classe nommé Zanelli. Un jour, éreinté, Giovanni finit par tomber d’épuisement au sommet d’une colline. C’est alors qu’il entend un bruit étrange, et réalise qu’il est assis dans un train avec Campanella. Encore plus étrange, ce train voyage à travers la Croix du Nord dans la Voie lactée !
Train de nuit dans la voie lactée est un grand classique de l’animation japonaise mais aussi un de ses avatars les plus atypiques. Le film constitue la rencontre inattendue entre un classique littéraire singulier et l’inspiration d’un artisan pionnier de l’animation japonaise. Train de nuit dans la voie lactée est l’œuvre la plus populaire de Miyazawa Kenji, étoile filante de la littérature japonaise dont la renommée se fera essentiellement à titre posthume. Artiste complet cumulant l’écriture de roman, poèmes et la peinture, Miyazawa Kenji était également un fervent bouddhiste et avait un fort intérêt pour les sciences notamment l’agronomie et l’astronomie. Cet ensemble de talents nourrit ainsi une œuvre riche malgré un décès prématuré à 37 ans, et dont la plus étudiée demeure la nouvelle Train de nuit dans la voie lactée.
Sugii Gisaburo fait un choix à la fois évident et surprenant pour s’attaquer à ce monument littéraire. Le réalisateur est un pionner de l’animation japonaise dont il aura traversé toutes les mues au fil des décennies. Animateur sur Le Serpent blanc (1958), premier film d’animation ambitieux de la Toei, Sugii Gisaburo sera par la suite un des fidèles collaborateurs de Tezuka Osamu au sein du studio Mushi. Aux côtés d’autres noms devenus fameux comme Rintaro, Sugii Gisaburo façonne les codes de l’animation télévisée « à l’économie » sur Astro le petit robot et accompagne ensuite Tezuka dans l’aventure cinématographique Animerama avec la trilogie érotique que forment Les Mille et Une Nuits (1969), Kureopatora (1970) et Belladona (1973). Cette versatilité se traduira également lorsqu’il passera à la réalisation où il transpose à la télévision les très populaires mangas sportifs de Adachi Mitsuru (Théo ou la batte de la victoire/Touch, Une Vie nouvelle diffusés en France dans les 80’s), se charge de franchises lucratives avec Street Fighter 2 – le film (1994).
Sugii Gisaburo n’est donc certes pas un auteur mais son côté touche-à-tout en fait le choix idéal pour s’approprier au mieux la nouvelle. Les décisions artistiques seront ainsi très fortes, que ce soit avec le choix du dramaturge Betsuyaku Minoru (pour son premier travail au cinéma) au scénario ou encore du chara-design animalier du mangaka Kodama Takao qui fera des protagonistes des chats – choix controversé à la sortie, Miyazawa Kenji détestant notoirement les chats. Le film traduit idéalement les zones d’ombre et non-dits de la nouvelle tout en en évoquant la profonde mélancolie. La solitude du jeune Giovanni s’exprime ainsi à divers degrés. La cruelle ouverture le montre en cible des moqueries de ses camarades riant de sa distraction en classe. Vivant seul avec sa mère malade et obligé de travailler alors que son père est parti depuis longtemps en expédition de pêche, et semble avoir perdu le lien qui l’unissait à Campanella, son ami d’enfance. Les environnements sont d’inspiration occidentale méditerranéenne (appuyant le choix de l’auteur de donner des noms italiens à ses personnages) tout arborant une dimension stylisée qui les rend irréel. Le village à l’architecture réaliste est ainsi contrebalancé par une végétation hors-norme (les arbres en forme de chou), les actes quotidiens tels que faire les courses par des séquences oniriques comme cette parade célébrant la voie lactée. Le lien unissant la véracité et facticité du récit demeure cette solitude profonde de Giovanni. Le visage inquiet de notre héros l’isole dans sa salle de classe, sa silhouette frêle se perd dans les somptueuses compositions de plan (l’école Tezuka dans le jeu entre mouvement et statisme dans ces décors étranges fait merveille) et le foyer est tout autant un lieu d’absence entre le père parti et la mère malade demeurant une voix invisible.
Tout ce mal-être va s’incarner dans la rêverie qui verra Giovanni embarquer dans un mystérieux train pour un voyage inconnu. Tous les lieux improbables traversés ainsi que les rencontres inattendues du périple reflètent autant les préoccupations poético-religieuses de Miyazawa Kenji que les angoisses intimes de Giovanni. L’interprétation libre de certaines situations et/ou protagonistes laissent parfois penser à une version japonaise du Petit Prince (le chasseur d’oiseaux), l’omniprésence de la mort est synonyme de sombres présages ou du moins une incitation à repenser le réel (on doute d’un coup que les parents de Giovanni soient bien vivants). Les ellipses déroutantes font perdre pied, les allusions morbides (le naufrage du Titanic et ses fantômes) jette un pesant voile de spleen jusqu’à une déchirante séparation qui reliera le rêve au réel. Plusieurs visions seraient nécessaires pour capturer l’ensemble des symboles et des interprétations qui traversent cette œuvre envoûtante.
Sugii Gisaburo aura exploité au mieux ce contexte de la première moitié des années 80 qui favorisait les œuvres d’animation adultes et au parti-pris originaux. Le film obtiendra d’ailleurs le Prix Noburō Ōfuji (en compagnie de glorieux lauréats tels que Le Château de Cagliostro (1979) et Nausicaa (1984) de Miyasaki Hayao, Gen d’Hiroshima (1983) ou encore Goshu le violoncelliste de Takahata Isao (1981)). En bon artisan, Sugii Gisaburo ne retrouvera pareille ambition que par intermittence notamment avec Genji Monogatari (1987) autre grande adaptation littéraire (cette fois de Shikibu Murasaki) et retrouvera l’univers de Miyazawa Kenji en 2012 avec Budori, l’étrange voyage (où il reprend le chara-design de chat). N’oublions pas d’évoquer également le magnifique hommage au film et à la nouvelle que constitue le très beau et récent L’Ile de Giovanni de Nishikubo Mizuho (2014).
Bonus : Deux modules complémentaires nous faisant mieux connaître l’oeuvre de Miyazawa Kenji grâce à sa traductrice française Hélène Morita, et également la carrière de Sugii Gisaburo grâce à Olivier Fallaix, bien connu des lecteurs d’Animeland.
Train de nuit dans la voie lactée de Sugii Gisaburo, Japon. 1985. Disponible en vidéo chez Rimini depuis le 02/05/2018.