Il était une fois en Anatolie de Nuri Bilge Ceylan (Cinéma)

Posté le 28 octobre 2011 par

Au gré des festivals internationaux, Nuri Bilge Ceylan s’est imposé – avec Semih Kaplanoglu (Miel, 2010) – comme le fer de lance du cinéma d’auteur turc contemporain. Son dernier opus en date, Il était une fois en Anatolie, sort en France le 2 novembre 2011. Par Antoine Benderitter.

 

Formatage oblige, nous avons souvent le réflexe d’enfermer les films dans des catégories. A priori, celle des films turcs contemplatifs ne constitue pas la plus excitante : grisaille, moustaches, lenteur, solennité… C’est dire les préjugés qui peuvent polluer la réception d’Il était une fois en Anatolie, lauréat du Grand Prix du Jury à Cannes en 2011. Or, ce film exigeant s’écarte des poncifs du cinéma poseur et trop référentiel qu’on pouvait craindre – ou plutôt se les réapproprie pour mieux les dépasser. Résultat : Il était une fois en Anatolie s’avère un des films les plus poignants, les plus « hantants » qu’il nous a été donné de voir cette année.

Brève présentation de l’auteur : photographe et cinéaste, admirateur de Tchekhov et Tarkovski, Nuri Bilge Ceylan, né en 1959, jouit d’une réputation un peu intimidante de chantre néo-antonionien de l’incommunicabilité, et de peintre subtil de climats physiques ou mentaux – états d’âmes neurasthéniques de personnages en perdition aussi bien qu’humeurs atmosphériques (nuages écrasants et cieux métalliques forcément sublimes) de sa Turquie natale. Or, nous ne gardons pas un excellent souvenir d’Uzak, déjà Grand Prix en 2003 : creux et poseur, nous avait-il semblé, à peine sauvé par de belles images enneigées d’Istanbul. Cependant, son avant-dernier film, Les Trois singes (2009), nous avait marqués par son usage inouï de l’image numérique – déployant une luminosité pâteusement sensuelle, à la fois hyperréaliste et onirique, et confirmant Ceylan comme un des plus grands photographes du cinéma contemporain. Quant à Il était une fois en Anatolie, les comptes-rendus cannois en faisaient attendre le pire : lenteur, autisme, stylisme vain…

Désormais, regardons son film. Écoutons-le. Prenons le temps. Une surprise : on ne l’aurait pas cru, mais Nuri Bilge Ceylan aime jouer. Qu’est-ce à dire ? Deux indices. D’abord, sa tendance à saupoudrer un sérieux papal de touches de comique insolite. Son humour est saisissant quoique intermittent ; parfois macabre, faussement posé ; et fort d’un sens presque russe du grotesque. Deuxièmement, Ceylan adore semer des fausses pistes. Il y en a plein dans Il était une fois en Anatolie : c’est un film de genre mutant, une sorte de polar au ralenti, dont l’enjeu se situe ailleurs que dans la stricte dramaturgie. Un peu comme L’Homme de Londres (2008) de Béla Tarr, adaptation minérale et sidérante de Simenon. Voire comme l’Avventura (1960). Pareillement à ce dernier, la première fausse piste d’Il était une fois en Anatolie est donc son titre : Ceylan s’avère moins proche de Leone que de Tarkovski et Antonioni ; et même de Bergman sur la fin. La réussite de son film : avoir su dépasser ces références castratrices pour en tirer une mise en scène souveraine, autarcique, sensible à l’intériorité des êtres humains plus qu’à un quelconque fétichisme cinématographique. Toutefois, avant d’atteindre la troublante catharsis des dernières scènes, le voyage n’est pas de tout repos.

Franchir le seuil d’Il était une fois en Anatolie requiert en effet un réel effort de concentration et de patience (2h37 tout de même). D’autant que la première heure, égrenée en larges plans fixes, s’avère aussi lente qu’obscure – aux sens figuré et littéral. Voilà qui rend difficile l’immersion du spectateur autrement que par une attention aiguë prêtée à des effets sensualistes : splendeur d’un crépuscule lointain ; majesté précaire d’un arbre isolé ; chuintements du vent nocturne ; défilement d’un cortège de phares dans la steppe sans fin ; étrangeté d’un groupe de moustachus taciturnes qu’on peine d’abord à différencier et qui, de temps à autre, sur un ton solennel, débitent des banalités. Bref, le début du film promet un déconcertant voyage au bout de la nuit. Mais peu à peu, au fil des dialogues, les personnages prennent forme. L’intrigue se précise. Celle-ci, percée de trous narratifs, apparaît à la fois limpide et vertigineuse. Des policiers, un procureur, un docteur escortent deux meurtriers présumés : tout ce petit monde est à la recherche du cadavre. Il y a donc eu un crime. Mais pourquoi ? Bagarre, accident, préméditation ? On ne le saura jamais. La séquence de pré-générique nous avait montré trois hommes autour d’une table – la victime et ses assassins. Puis ellipse brutale. Le spectateur se retrouve au moins aussi perdu que les enquêteurs.

Progressivement, un personnage se dégage : le docteur. Ce médecin discute régulièrement avec le procureur, lointain sosie de Clark Gable, qui au clair de lune commence à lui narrer une histoire bizarre : celle d’une femme très belle, décédée brusquement, et qui avait annoncé sa mort plusieurs mois à l’avance. À l’époque, son mari avait ri de cette prédiction. Mais la femme, peu après avoir accouché, trépassa – exactement à la date qu’elle avait indiquée. Crise cardiaque, diagnostiquèrent les docteurs. Face à ce récit troublant, le médecin reste de marbre. Il cherche à comprendre ; à autopsier l’évènement. C’est son métier. On connaîtra le fin mot de l’histoire plus tard. L’anecdote aura couru tout au long du film, l’irriguant de sa lumière mystérieuse, recélant une vérité qui finira par être cruellement dévoilée, disséquée au scalpel ; à cet égard, la dernière séquence entre le procureur et le médecin constitue un face-à-face bouleversant. L’acmé du film, peut-être.

Alors, de quoi parle Il était une fois en Anatolie ? Où est le conte promis par le titre ? Plus que par sa narration en pointillés, l’œuvre en impose par une mise en scène à la fois minimale et somptueuse. Presque aucune musique ; une foisonnante bande-son bressonienne. Et une approche oblative qui, loin de manipuler le spectateur, l’invite à démêler l’écheveau de signes que la caméra de Ceylan, modestement, précisément, lui expose. Si bien qu’Il était une fois en Anatolie apparaît comme un film sur le regard. Et d’abord sur l’évolution du regard. Celui que nous, spectateurs, portons sur les personnages. Et celui que ces derniers portent sur la réalité, sur leurs semblables, sur eux-mêmes. Dans cette optique, le docteur vit une sorte d’odyssée intérieure. Il nous fait irrésistiblement penser au Stalker de l’œuvre éponyme de Tarkovski (un des films préférés de Ceylan, dont il montre un extrait dans Uzak). Le schéma final est le même : après un périple incertain dans un autre monde, tant physique que mental, retour au bercail ; désenchantement ; sentiment d’impuissance ; et confrontation aussi irrésolue que poignante avec ceux qui étaient restés là. C’est-à-dire les victimes, les faibles. La femme et l’enfant. Ceux qui depuis la nuit des temps, et pour toujours, souffrent et payent pour les péchés des hommes. Là, Ceylan dépasse sa référence tarkovskienne : sans la rendre obsolète, il la décline suivant sa vision propre, à la fois originale, subtile et sensible.

Or, d’entrée de jeu, cette vision nuribilgienne étalait ses cartes. Et nous ne l’avons perçu qu’après-coup. Cohérence exceptionnelle d’un film où le moindre plan est pensé : sur la relativité des regards, leur cloisonnement initial et le choc invisible qui les met en branle, la première séquence du film disait d’emblée presque tout. Un seul plan de plusieurs minutes : avant même que la caméra amorce un mouvement, le regard est mobile. C’est que le viseur est placé devant une vitre, et sa distance focale lentement modifiée. Par ce simple ajustement optique, la réalité s’effeuille, le miroir devient fenêtre et des images radicalement distinctes se superposent et s’enchaînent, depuis les reflets des phares sur l’autoroute jusqu’à une table grise où trois hommes sont réunis.

Nous n’en dévoilerons pas plus. Si ce n’est qu’Il était une fois en Anatolie, film cruel et vrai, n’a rien d’une œuvre pessimiste. Ni optimiste pour autant. C’est à la fois une exploration et un questionnement. Sa raison d’être n’est pas sa photographie (splendide), ni sa scénographie (hypnotique), pas même ses décors (impressionnants), encore moins ses influences cinématographiques ou littéraires (fluidement converties au moule nuribilgien) : tous ces éléments visibles constituent le point d’entrée vers le cœur vibrant du film, jamais montré frontalement mais suggéré dans un vertigineux hors-champ : la précarité des corps ; les émois invisibles de l’âme ; la sensibilisation à la souffrance humaine et à la compassion. Et le cœur qui saigne. Nu. À vif. Palpitant d’angoisse, d’esseulement et d’espoir dans une lueur blafarde, dont on ne sait si elle est de fin ou de commencement du monde.

Antoine Benderitter.

Il était une fois en Anatolie de Nuri Bilge Ceylan, en salles le 02/11/2011.