Sa durée n’a rien d’anormal pour l’auteur, mais peut rebuter. Pourtant, À la Folie de Wang Bing se révèle être un véritable chef-d’oeuvre, à découvrir impérativement en salle le 11 mars.
C’est dans le Yunnan qu’il pose à nouveau sa caméra (après les trois soeurs du Yunnan), dans un asile psychiatrique, se résumant à des chambres insalubres dans lesquelles les malades s’empilent et un couloir circulaire surplombant une cour. Quand on pénètre dans cet univers, un sentiment de perdition vient immédiatement nous submerger. On ne comprend pas trop ce qui s’y passe, les gens crient, il fait très sombre. Les lieux sont d’emblée anxiogènes, on suffoque. On aperçoit des silhouettes qui se déplacent lentement, parfois en poussant des gémissements, parfois en criant. Ou sommes-nous? Comment des hommes peuvent-ils vivre dans des conditions pareilles? Qui sont ces gens qu’on enferme?
Wang Bing ne répond pas forcément aux questions que l’on se pose, et surtout pas de la façon dont on s’attend. Le cinéaste va suivre ces malades, poser sa caméra de longues heures, se fondre totalement dans le décor. Le spectateur dans un premier temps ne trouve pas sa place. Le malaise est bien trop grand. On découvre des malades dans leur quotidien le plus banal, à la différence qu’ils ne semblent pas ressentir la présence de la caméra. On les verra uriner au sol, cracher par terre, on découvrira l’insalubrité des lieux, la difficulté pour eux de rester propres. Ils se montrent sans fard. Les barrières sociales habituelles n’existent pas en ces lieux. De cette idée terrifiante au début, naissent peu à peu des sentiments d’empathie et de tristesse. On prend possession des lieux, on s’habitue au rythme et on découvre peu à peu les habitudes des patients. Comme Wang Bing, comme les habitants de ces lieux effrayants et sales, on se fond dans le décor.
La démarche pourrait rebuter, Wang Bing semblant nous placer dans une position voyeuriste. Mais au final, il n’en est rien. L’expérience prend au bout de quelque temps un autre tournant. On juge d’abord. On déplore le manque d’hygiène, les conditions de vies de ces pauvres gens, puis comme eux on s’y habitue, il ne peut hélas en être autrement. On voit ensuite au-delà. On voit ce dont il s’agit vraiment : un combat pour garder son humanité. Ils regardent la télévision, un décide de courir en plein milieu de la nuit, certains dorment ensemble pour un peu de chaleur humaine, une femme tente de faire écouter de la musique à son mari. Ces petits portraits brossés en filigrane sont bouleversants, car au milieu de la folie et des souffrances, il y a toujours un élan de lucidité ou une tentative plus ou moins vaine d’être.
Comme Wang Bing, comme nous, les malades ont disparu de la face du monde. L’hôpital est une prison, un purgatoire dans lequel ils sont condamnés à errer. Certains sont ici depuis 2 ans, d’autres 20, ce sont des fantômes, durant près de quatre heures, nous côtoyons des fantômes, Wang Bing est un fantôme, nous sommes devenus des fantômes. C’est effrayant et bouleversant. Effrayant parce qu’il n’y aucun échappatoire. Bouleversant parce qu’on les voit crier à qui veut l’entendre qu’ils sont encore là. Même quand le cinéaste suit un patient en sortie, pendant un petit instant, celui-ci finit par disparaître, littéralement.
La démarche du cinéaste n’a rien de manipulatrice, c’est de son filmage brut que naissent les émotions, le discours. Il laisse les images parler, les plans s’étirer, le temps faire son oeuvre. Sans musique extra diégétique, sans artifice, il reste droit dans ses bottes, inscrivant ‘Til Madness Do Us Part dans son oeuvre de manière ultra cohérente. Le film aborde les problèmes de la pauvreté, de la déshumanisation, d’un gouvernement passif et des laissés pour compte. Quand ces hommes crient, chantent leur désespoir, Wang Bing se joint à eux. Un grand film.
Jérémy Coifman
À la folie de Wang Bing. Chine. 2013. En salles le 11/03/2015.