FFCP 2016 – Entretien avec Steven Dhoedt pour Reach for the SKY

Posté le 5 novembre 2016 par

Le documentaire est toujours présent dans la programmation du Festival du Film Coréen à Paris (FFCP). Cette année, Reach for the SKY de Steven Dhoedt et Choi Woo-young est même l’un des meilleurs films de la sélection. Son sujet : le système éducatif et le passage du Suneung, l’équivalent du baccalauréat… mais avec des enjeux et une ampleur bien différents. Par Martin Debat et Marc L’Helgoualc’h.

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Reach for the SKY est un documentaire sur le système éducatif en Corée du Sud. Plus exactement sur la préparation au Suneung, le sésame obligatoire vers les universités. À l’encontre de la France, l’entrée à l’université est très sélective. Le Graal est d’entrer dans l’une des trois universités les plus prestigieuses : Seoul National University, Korea University et Yonsei University, d’où l’acronyme SKY. Chaque année, plus de 450 000 élèves passent cet examen national qui prend des proportions démesurées : le jour de l’examen, une partie du transport public est bloquée pour laisser les élèves arriver à l’examen. Lors de l’épreuve de compréhension anglaise, le transport aérien est neutralisé pendant 30 minutes pour éviter toute nuisance sonore. Les médias donnent l’intégralité des bonnes réponses le soir même dans des émissions TV spéciales. Un événement national qui est surtout une épreuve de plusieurs années pour les élèves qui s’entraînent dès leur plus jeune âge avec un seul objectif : intégrer l’une des trois meilleurs universités… dont les places sont réservées à 1% des élèves !

Reach for the SKY suit pendant une année le parcours de trois élèves dont les journées sont rythmées par 10 à 12 heures de cours intensifs. Un bachotage extrême d’autant que la moindre erreur au concours (majoritairement des épreuves aléatoires de QCM) est fatale. La pression est énorme sur les élèves. Les familles n’hésitent pas à consulter des chamans, à prier, et surtout, à payer des cours privés. Le documentaire nous ouvre les portes d’un système difficilement compréhensible pour un Français : des « professeurs superstars » ont créé des institutions privées hautement lucratives uniquement consacrées au Suneung. Après l’école publique, la journée se poursuit jusqu’à 23 heures pour des cours de perfectionnement. Les trois élèves du documentaire arriveront-ils à intégrer les universités SKY ou devront-ils se contenter d’universités de seconde zone ? Ou décideront-ils de retenter une nouvelle fois de sacrifier une année entière pour améliorer leur résultat au Suneung ? Réponse dans ce superbe documentaire qui se regarde comme un film de fiction, avec fascination et effroi.

Qu’est-ce qui vous a conduit à réaliser un documentaire sur le système éducatif sud-coréen ?

Steven Dhoedt : J’ai quitté la Belgique à l’âge de 18 ans pour étudier à Hong-Kong. C’est là-bas que j’ai connu le concept de “professeur superstar”. Sur les bus, je voyais des encarts publicitaires pour des professeurs d’anglais et de mathématiques. Ça m’avait fasciné parce qu’en Belgique, ce concept de “professeur superstar” n’existe pas. J’ai découvert une nouvelle façon d’enseigner. En Belgique, il y a peu de pression sur les lycéens. La pression commence à l’université. Quand j’ai rencontré Choi Woo-young, le co-réalisateur du documentaire, en 2010, il m’a fait part de son souhait de réaliser un film sur le système éducatif. À l’époque, je réalisais un documentaire sur des adolescents joueurs de jeux vidéo professionnels. Ils avaient 15 ou 16 ans et avaient quitté l’école. Ils jouaient aux jeux vidéo pendant 12 heures par jour dans une coloc. Quand je leur demandais pourquoi ils avaient fait ce choix, ils me répondaient qu’ils fuyaient le système scolaire. J’ai voulu savoir ce qu’il y avait à fuir, ce qui était si effrayant.

Quel point de vue avez-vous pris pour ce sujet extrêmement vaste ?

Steven Dhoedt : On ne ne voulait surtout pas juger le système éducatif sud-coréen. Il y a un contexte culturel qu’il faut comprendre. On voulait se placer du point de vue des élèves et pas celui des experts. Le sujet est en effet très vaste, on peut l’aborder de différentes manières. Il y a déjà de nombreux documentaires là-dessus mais jamais vraiment du point de vue des élèves, voir quelle pression ils endurent, quelle est leur vie quotidienne.

Comment avez-vous choisi les trois élèves du documentaire ?

Steven Dhoedt : Nous voulions des profils bien précis : un étudiant qui passe le Suneung pour la première fois, un étudiant redoublant qui avait raté le Suneung et un étudiant redoublant inscrit dans une école privée dans le seul but d’améliorer sa note au Suneung. Nous voulions également trois profils venant de familles aux croyances religieuses différentes : une famille bouddhiste, une famille chrétienne et une famille non croyante mais ayant recours à des chamans et aux superstitions typiques de la Corée.

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Choi Woo-young, le co-réalisateur du documentaire, a-t-il connu ce système éducatif très rigide pour obtenir le Suneung ?

Steven Dhoedt : Oui, il a suivi le même parcours scolaire que les élèves du film mais il n’est pas allé dans les universités SKY. Aujourd’hui, le système est encore plus compétitif qu’il y a une vingtaine d’années. Les écoles privées ont pris une plus grande ampleur d’autant que le niveau économique des familles coréennes s’est accru. De plus en plus de familles ont les moyens financiers d’envoyer leurs enfants à l’université et de payer des écoles privées.

On a l’impression de suivre un film à suspens. Comment avez-vous construit votre histoire ?

Steven Dhoedt : À la base, je suis un réalisateur de fiction. Je ne fais pas vraiment de différences entre un film de fiction et un documentaire. Un film avec une caméra épaule peut être plus manipulateur qu’un film réalisé en studio. On voulait que le public vive ce documentaire comme s’ils regardaient un film de fiction, qu’il s’identifie aux étudiants. Nous avons eu recours à des dispositifs narratifs, à de la musique additionnelle.

D’où vient ce culte national pour le Suneung ? A-t-il toujours été présent ? On voit que le jour de l’examen, le gouvernement bloque les rues, mobilise la police, les médias sont omniprésents… Pourtant, au début du documentaire, on voit un film d’archive dans lequel une personne explique que le système éducatif sud-coréen rigide et compétitif n’est pas bon pour les enfants.

Steven Dhoedt : L’archive qui ouvre le film date de la fin des années 1960. C’est une déclaration du ministre de l’Éducation. Il annonçait déjà à la génération qui arrivera 40 ans plus tard qu’il y avait un problème. Ce qui se passait à la fin des années 1960 n’était pas forcément différent de ce qui se passe aujourd’hui. La situation est la même, le problème demeure. À l’époque, le pays se relevait d’une guerre civile. Les Coréens vivaient dans une pauvreté extrême. Si l’on combine ça avec le confucianisme, cela paraît normal que l’éducation soit un moyen d’arriver à une meilleure vie. Avoir une bonne éducation et un bon diplôme universitaire est le meilleur moyen d’améliorer ses conditions de vie, de monter les échelons hiérarchiques.

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Ce système éducatif est absurde. Même les parents s’en rendent compte. Pourtant, cela ne les empêche pas pousser leurs enfants à tout faire pour entrer dans les universités SKY. Comment expliquer cela ?

Steven Dhoedt : Les parents sont plus conscients que leurs enfants de la pression endurée par les études. Regardez l’exemple de cet élève qui décide de passer trois fois le Suneung. C’est une victime de sa propre ambition. Même ses parents lui disent qu’il n’a pas à étudier autant et qu’il peut s’inscrire dans une université locale. Mais il est convaincu que s’il veut avoir un avenir, il doit passer les universités SKY. La société lui a dit que c’est ce qu’il fallait faire. La hiérarchie dans la société coréenne, c’est avoir un bon statut, être meilleur que son voisin. C’est la même chose dans tous les pays mais ici c’est beaucoup plus inscrit dans le marbre. On voit la même chose dans les scènes du documentaire tournées dans des églises. On voit les parents prier, se mettre à pleurer. Pourquoi le font-ils ? Je mets à penser que c’est pour en faire plus que les autres personnes qui prient à leur côté. Si le voisin prie 10 heures par jour, ils prieront 11 heures par jour. Ils veulent montrer qu’ils s’occupent plus de l’avenir de leur enfant. De la même manière, si un élève va étudier 10 heures par jour, il y en aura toujours qui étudieront 12 heures. C’est une compétition perpétuelle.

Il s’est construit un véritable marché autour du Suneung et des cours privés. Comment cela s’est-il développé ?

Steven Dhoedt : On n’a pas ce système en France ou en Belgique parce qu’il n’y a pas de demande. Si un système ne demande pas d’être ultra-compétitif dès le lycée, les cours privés n’ont tout simplement pas l’opportunité de croître. Quand un examen est uniquement basé sur la note finale comme en Corée du Sud, c’est de nature humaine de trouver un moyen d’avoir une meilleure note que les autres. Et donc, on s’inscrit aux cours d’un professeur qui peut nous aider. Le professeur superstar qu’on voit dans le film n’est pas un mauvais bougre. Il a beaucoup d’attention à l’égard de ses élèves, il fait bien son travail. Le gouvernement essaie d’interdire ces cours privés mais c’est encore pire parce que les familles les plus riches paient des professeurs particuliers pour donner des cours à domicile. C’est très compliqué de légiférer. Tant qu’il y aura des familles prêtes à payer le prix fort, ce sera impossible. Aujourd’hui, on trouve des cours en ligne : les familles les moins fortunées peuvent télécharger des cours, 2 à 3 euros par leçon. Si 1 million de personnes téléchargent le cours, vous voyez le potentiel de ce business.

Le professeur d’anglais superstar qu’on voit dans le documentaire a-t-il fait l’objet de documentaires ?

Steven Dhoedt : Il participe à des émissions TV. Dans son bureau, il y a une coupure de presse du Wall Street Journal encadrée au mur, ce dont il est très fier. Il n’est pas seulement professeur d’anglais, il a sa propre maison d’édition qui publie ses cours d’anglais. Il recherche la visibilité avant tout. Il n’a pas eu peur d’être dans ce documentaire, il sait que c’est de la publicité pour lui.

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La pression est-elle aussi forte à l’université ?

Steven Dhoedt : C’est à l’université que les vacances commencent. Dès qu’on y entre, c’est 3 ou 4 ans de détente. Ensuite, il y a le service militaire pour les garçons, et enfin la recherche d’un emploi, ce qui est également très compétitif. C’est à l’université que les Coréens commencent à sortir, à s’éloigner de leurs parents, à faire la fête. La pression au lycée est 100 fois plus forte. C’est complètement l’opposé de ce qui se passe en Belgique.

Dans le documentaire, vous n’avez pas abordé les conséquence de ce système éducatif, y compris le suicide chez les jeunes.

Steven Dhoedt : Ce n’est pas une surprise de voir que la Corée du Sud a le plus haut taux de suicide parmi les 15-24 ans. Ce n’est pas uniquement la cause directe du système éducatif mais ça en fait grandement partie. Le Suneung a lieu en novembre. Les deux semaines qui précèdent et succèdent l’examen, on lit beaucoup d’articles sur des suicides d’adolescents. Le gouvernement fait beaucoup pour endiguer cela mais ce n’est pas un problème que l’on résout en une nuit. Tant que l’état d’esprit des Coréens ne changera pas, la situation va perdurer. Je pense que c’est un problème générationnel. Dans deux ou trois générations, les choses vont changer. Les élèves qu’on voit dans le film vont inculquer cette mentalité à leurs enfants mais cela aura de moins en moins d’influence. Il s’est passé la même chose en Europe après la Seconde guerre mondiale. Mes grands-parents disaient exactement la même chose à mes parents : “Il faut aller à l’université, tu ne peux pas travailler à l’usine”. Aujourd’hui, on entend moins ce discours en Europe. On a une génération d’avance sur la Corée du Sud.

Le gouvernement sud-coréen essaie maintenant de valoriser les métiers manuels.

Steven Dhoedt : Le gouvernement est bien obligé. Qui exercera les métiers manuels ? Il y a peu d’immigration en Corée. En Belgique, les plombiers sont polonais ou italiens. Il y a beaucoup d’immigration en Europe. Dans un sens c’est une bonne chose parce qu’il y a beaucoup de métiers que les Belges ne veulent plus exercer. En Corée, il y a peu d’immigration. Si 90% des élèves vont à l’université, qui fera tous les métiers manuels ? On voit déjà que de nombreux diplômés ne trouvent pas de travail. En moyenne, il faut écrire 125 lettres de motivation pour décrocher un emploi. C’est ridicule.

Quels sont vos projets ?

Steven Dhoedt : J’ai deux projets. Un en Corée et un au Japon. Celui au Japon est un documentaire sur la délinquance juvénile des années 1960-70. Celui en Corée est un documentaire sur la censure musicale. Je vais interroger toutes les rockstars des 1960 et 1970 dont la musique a été censurée par les dictateurs.

Le site du documentaire

Propos recueillis le 26/10/2016 à Paris par Martin Debat et Marc L’Helgoualc’h.

Introduction et retranscription par Marc L’Helgoualc’h.

Photos : Martin Debat.

Merci à Marion Delmas et à toute l’équipe du FFCP.

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