Nous avions rencontré Onir cet été, alors que son nouveau film I Am sortait en DVD en France. À l’occasion du Festival du Film d’Asie du Sud Transgressif (FFAST), où son premier film Nikhil, mon frère sera projeté en séance spéciale, il nous a semblé judicieux de revenir sur un entretien passionnant, qui dresse un état des lieux du marché du cinéma indien d’aujourd’hui, tout en étant un vibrant plaidoyer pour un cinéma indépendant et différent. Par Victor Lopez.
Pouvez-vous vous présenter pour nos lecteurs français qui ne vous connaissent pas ?
Je suis Onir. Je travaille comme producteur, réalisateur, scénariste dans l’industrie du cinéma indien depuis 2004, l’année où j’ai commencé à travailler sur mon premier film Nikhil, mon frère qui est sorti en 2005. C’était le premier film indien grand public à traiter de l’homosexualité, ainsi que du sida. J’ai ensuite réalisé un film intitulé Bas Ek Pal, ce qui signifie « Reste juste un instant », puis Sorry Bhai !. I Am est mon quatrième film comme producteur. C’est un projet très spécial car à cause de son contenu, il a été extrêmement difficile de trouver des financements des studios indiens. Tous mes films, dont I Am, sont des films indépendants. Mais I Am est le premier film asiatique entièrement produit grâce au Crowd Founding. C’est la spécificité du film, en plus du fait que c’était la première fois que l’on découvrait de tels sujets sur les écrans indiens.
I Am traite en effet de quatre sujets peu médiatisés en Inde. Qu’est-ce qui a motivé votre désir pour ce film : est-ce d’abord les sujets qui sont venus ou les histoires qu’ils permettent de raconter ?
À l’origine, je voulais faire un long métrage à partir de chacun des sujets du film. Toutes ces histoires étaient inspirées d’histoires réelles, qui sont arrivées à des gens que je connais, ou de choses que j’ai lues dans le journal, voire de choses dont j’ai moi-même fait l’expérience, de manière plus ou moins directe. Mais je me suis rapidement rendu compte que trouver des financements pour des longs métrages était impossible. Mes associés et les acteurs m’ont glissé l’idée d’écrire des courts-métrages et de trouver de l’argent pour chacun d’entre eux séparément.
Je dirais donc que le besoin de faire ce film est venu de la vie réelle et de l’expérience vécue des gens. Je ne cherchais pas la controverse en me disant « ok, choisissons quatre sujets controversés ». Ce sont plus des choses qui m’ont touché et dérangé en tant qu’être humain, ce qui a créé un besoin de raconter ces histoires.
Pensez-vous que la société indienne est dans le déni de certains de ses problèmes et que cela provoque une crise d’identité car elle ne veut pas les affronter (ce que peut refléter le titre du film) ?
Je pense que ce film est plus sur les gens qui vivent dans l’Inde actuelle. Alors que c’est la plus grande démocratie du monde, je pense que les gens sont très souvent privés de leur droit démocratique fondamental d’être eux-mêmes. Et ce à cause de leur identité sexuelle, de leur genre, du passé politique… Ce qui m’intéressait, c’est que tous les personnages de I Am vivent une vie masquée. Ils ont peur de s’exposer car la société, la loi, ne les acceptent pas tels qu’ils sont. Et ce film tente d’amorcer un dialogue, où les gens peuvent parler de l’importance d’avoir l’espace d’être soi-même sans masques, et de la société de respecter la diversité et la différence entre les gens. C’est tout ce que le film essaie de faire : avoir un dialogue, tant le silence est lourd sur ces sujets. Et cela touche tant de vie ! Même si ça ne concernait qu’une minorité, ce serait important, mais le nombre de gens qui sont obligés de vivre dans le mensonge est incroyable, car notre système ne nous permet pas d’être nous-mêmes, et d’être respectés pour ça.
Pourquoi le cinéma commercial semble incapable d’évoquer ces sujets ?
La réponse est assez simple. En Inde, et même un peu partout dans le monde, si l’on regarde l’état du cinéma indépendant, il y a une vraie crise. Et contrairement à l’Europe, où l’art bénéficie d’aides de l’état, en Inde l’état n’aide pas du tout le cinéma. Nous avons beau avoir la plus importante industrie cinématographique du monde, l’état ne fournit aucune aide et ne subventionne pas le cinéma indépendant. D’où la difficulté à financer des projets dont les sujets sont perçus comme peu propices à engranger de l’argent. Toute notre définition du cinéma tient dans la distraction. Avant, la définition du divertissement était aussi d’éclairer les gens, les faire réfléchir, débattre, être triste… Mais cela s’est réduit à quelque chose qui sert à se sentir bien. Et toute l’économie est largement dominée par les studios. Le seul critère pour un film de Bollywood est devenu le box-office. Et quand on traite de sujets comme les miens, il est alors très difficile d’être immédiatement rentable. Et ce pour trois raisons.
Tout d’abord, en Inde, les films sortent dans les multiplexes. Nous avons des multiplexes partout, notamment dans les villes, car les films sont d’abord marquetés pour un public éduqué. De fait, le prix des places est assez élevé. Donc, quelqu’un qui va au cinéma, qui va dépenser disons 20 euros, voit d’un côté un blockbuster, et de l’autre I Am pour le même prix et se dit : « Ok, je dois faire un choix. Je ne peux pas voir tous les films. Donc, autant aller voir le gros film, et l’autre, je pourrai le voir en DVD ». Il y a donc cette question du choix.
Ensuite, comme à Hollywood, quand on sort un film en Inde, le budget d’affiche et de publicité doit être énorme. En tant qu’indépendant, on ne peut pas dépenser assez d’argent pour créer une visibilité, car même en terme de couverture médiatique, il faut acheter de l’espace dans les journaux, ne serait-ce que pour que la presse évoque le film. Les grands magazines comme Times of India ne publieront pas une ligne sur votre film, même s’il a gagné des prix dans des festivals, si vous ne les avez pas payés ! Donc tous les jours, les lecteurs sont bombardés d’informations sur des films, uniquement parce que les producteurs ont mis une certaine somme d’argent pour que leurs films y soient chroniqués.
Enfin, et surtout lorsque l’on évoque des sujets comme les enfants sexuellement abusés ou l’homosexualité, une énorme partie du public va rejeter le film par homophobie. Surtout s’il s’agit d’un groupe de jeunes étudiants qui vient au cinéma, les filles vont souvent être attirées par un film comme I Am, alors que les garçons vont refuser sous le prétexte qu’il s’agit d’un « film gay ».
J’ai donc dû surmonter des problèmes très variés. Mais en même temps, lorsque le DVD est sorti en Inde, ce fut le DVD le plus vendu dans le pays pendant trois semaines ! Il y a donc un public, mais comme nous n’avons pas un système qui veut que ce genre de film survive, c’est extrêmement difficile. D’autant que nous n’avons pas de cinémas indépendants qui pourraient montrer des films indépendants suffisamment longtemps pour que le bouche-à-oreille fonctionne. En Inde, si le film n’est pas un succès la première semaine, vous êtes virés des cinémas. On ne laisse donc pas le temps aux films indépendants de pouvoir s’installer grâce à leur réputation.
Pour revenir à la production du film, vous avez dit que le Crowd Funding était une nécessité. Mais est-ce que ce mode de financement a influencé l’écriture du film ? Par exemple, le scénario était-il entièrement finalisé avant le tournage, ou a-t-il été modifié en cours de production ?
Je commençais à être très frustré quand je cherchais à faire ce film sans le pouvoir. Puis je me suis souvenu que lorsque j’ai réalisé mon premier film, ce sont des amis, l’équipe, mon entourage, qui se sont cotisés et ont rendu l’expérience possible. Je me suis donc dit que ça allait être mon quatrième film, et que rien ne m’empêcherait de le faire en me débrouillant de nouveau sans chercher de financements des studios. J’ai pensé que beaucoup de gens sur les réseaux sociaux, particulièrement sur Facebook et Twitter, m’interrogeaient, étaient très curieux du processus de production d’un film et voulaient s’investir, mais ne le faisaient pas par peur, car les sommes sont généralement énormes et qu’il n’y a aucune transparence. Je me suis donc dis que j’allais faire un essai : j’ai mis un court message sur mon Facebook à propos de l’histoire sur les abus sexuels, qui est la première que l’on a tourné. Celle-ci et celle sur les droits des homosexuels et l’article 377 étaient déjà prêtes. Je ne dévoilais pas l’histoire dans ce message, mais précisais juste que je voulais faire un film là-dessus, inspiré par une histoire vraie, avec quelques statistiques, comme le fait que 53% d’enfants sont victimes d’abus sexuels en Inde, et le fait que je sentais qu’il était très important de raconter cette histoire. Je terminais en disant : « si vous voulez supporter le film et le rendre possible, vous pouvez soit donner de l’argent, soit travailler bénévolement sur le film ». Et je ne savais pas ce que ça allait donner…
C’est d’ailleurs la raison pour laquelle on a tourné chacun des segments du film l’un après l’autre, plutôt que d’attendre d’avoir tous les fonds, car quand on continue à poster en mettant à jour des informations qui montrent que ça marche, de plus en plus de gens s’investissent. J’ai donc essayé d’écrire des histoires complétées et indépendantes, mais en Inde, on ne peut pas sortir de courts-métrages. J’ai donc laissé la possibilité de les lier pour pouvoir les voir comme un long métrage. Le format vient donc du financement et des nécessités économiques.
Trois jours après ce message, la première contribution est tombée, qui devait être de 20 euros d’un étudiant. Il disait que c’était son argent de poche, qu’il avait été violé pendant six ans et qu’il espérait que ce film le libère… Dès ce moment, je savais que le film allait se faire ! J’ai tout de suite dit à mon assistant d’ouvrir un compte. Et on a en effet eu beaucoup de gens qui voulaient que ce film se fasse, surtout des victimes d’attouchement pour cette première histoire. D’autres personnes voulaient juste voir leur nom comme co-producteurs au générique d’un film de Bollywood. D’autres personnes ont aussi donné beaucoup d’argent car ils s’intéressaient à l’industrie du cinéma, et voyaient là la possibilité d’apprendre des choses sur le processus.
Combien de temps a pris ce processus, du premier message Facebook au film terminé ?
Du message au tournage, ça a pris un mois et demi. C’était important pour moi d’alimenter les réseaux sociaux en mettant des choses concrètes, comme des photos de tournage, des notes de productions… Et dès qu’on a commencé le montage du premier, j’ai commencé à poster sur le second… Donc, de la production à la sortie, ça a environ pris un an et demi. Je trouve que c’est finalement assez rapide, car si on était passé par les canaux traditionnels, rien que pour que le script soit approuvé, ça peut prendre un an. J’ai donc été agréablement surpris que l’on puisse non seulement réaliser le film en totale indépendance, mais en plus le faire en seulement un an et demi.
Toutes les histoires sont construites, d’une manière ou d’une autre, en flashback, comme si, pour comprendre l’action et le présent, un regard vers le passé était nécessaire. Qu’est-ce qui a motivé l’utilisation systématique d’une narration en flashback ?
Tout d’abord, parce que toutes les histoires qui traitent de l’identité présente doivent constamment regarder vers ce qui a contribué à la construction de cette identité. Pour être honnête, pour la première histoire, sur la maternité seule, les raisons du flashback était différentes. En le revoyant, je pense que j’aurais pu les couper. Mais j’avais mis ces images du mariage de manière très consciente en me demandant à qui ce film s’adressait. Pour moi, le plus important était que ce film soit accepté en Inde. Et dans une société, qui ne veut même pas entendre parler de ces sujets, il faut parfois être assez explicite et en dire un peu plus. Je savais que pour que les gens aient de l’empathie pour le personnage d’Afia, j’avais besoin de ces scènes. Il y a aussi la question du style. La première histoire est plus proche du Bollywood mainstream : il y a un peu de comédie, de romance, la musique est plus présente que dans les autres films… Pour moi, il était important d’accompagner le public dans un voyage. Au début, le spectateur sait que le sujet est tabou, mais il est présenté dans une forme qui lui est proche. Et plus on avance dans ce voyage, moins le style se fait familier.
Pour l’histoire du Cachemire, je pense que toute l’histoire d’identité de cette femme qui a été déplacée est entièrement connectée à l’Histoire. Mais la manière dont les flashbacks sont utilisés est très différente d’une histoire à l’autre. Dans ce segment, je voulais recréer l’Histoire uniquement grâce au son. Il n’y a pas de flashback visuel, mais seulement sonore. Il y a une raison purement financière, mais surtout, parfois ce que l’on peut créer avec le son, qui laisse l’imagination découvrir l’horreur, marche très bien.
Dans la troisième histoire, il y a trois fils narratifs : un espace onirique, le présent, et enfin l’enfance. Pour moi, c’était important de montrer cela, car la société indienne est dans le déni complet des enfants abusés sexuellement. Il était donc aussi important de ne pas montrer l’acte frontalement, car certaines personnes peuvent aussi devenir des voyeurs et participer à la chose. Je devais donc montrer sans ambiguïté qu’il y a viol, et c’était important pour moi de voir l’enfant, de voir son visage, et de voir ce qui lui arrive quand il grandit. C’est surtout cela qui m’a poussé à travailler la narration ainsi.
Pour I Am Omar, c’était important car juste avant de tourner, j’avais encore une narration linéaire. Mais juste avant de commencer, l’homosexualité a été décriminalisée. Je voulais donc mettre ce jour historique dans mon film, et pour ce faire, j’ai utilisé un flashback d’un temps où c’était encore illégal et montrer la force qu’il faut à une personne pour lutter contre un acte injuste quand la société et ses lois sont contre elle.
Une autre question un peu théorique : dans le générique, on aperçoit Montage Eisenstein de Jacques Aumont (rires). Est-ce que les théories du cinéma sont importantes pour votre pratique ?
Je trouve qu’apprendre la grammaire est important, mais qu’ensuite, il faut casser les règles comme on le désire. Quand des étudiants en cinéma me demandent s’ils doivent commencer tout de suite, je ne leur dis pas non, car ça dépend des personnalités, mais je pense que c’est toujours bien de connaître un langage pour décider de son propre langage. Mais ça dépend… J’ai aussi travaillé avec des gens qui ont commencé sans bagage théorique… Mais d’une manière générale, je pense que c’est important.
Pour rester dans la théorie, le personnage du cinéaste Abhimanyu dit qu’il préfère les documentaires car ils donnent une image sans fard des gens et de la réalité. Avez-vous la même conception de la fiction ?
Je pense qu’Abhimanyu est aussi un peu prétentieux. Ce qu’il dit est donc à prendre avec des pincettes… Même dans le documentaire, il y a toujours un point de vue. J’adore les documentaires et j’en ai également réalisé, mais il n’y a jamais d’objectivité du regard dans les films. Et parfois, certains réalisateurs utilisent cet argument pour dénigrer la fiction, qui serait moins importante que le documentaire… Personnellement, j’aime la combinaison des deux en utilisant beaucoup de matériel documentaire. Pour la partie sur le Cachemire, j’ai filmé certaines séquences comme un documentaire, avec des témoignages que j’ai finalement coupés au montage. C’est ambigu, car le documentaire a cet aspect direct, brut, car il n’y a pas d’habillage de la réalité, mais au final, l’œil du réalisateur et le montage finissent par l’habiller.
Le film a reçu de nombreux prix dans les festivals. Cela a-t-il aidé le film à être vu en Inde ? Comment a-t-il été reçu là-bas et a-t-il ouvert les consciences sur les sujets traités, notamment lors de sa sortie couronnée de succès en DVD ?
Ce qui est intéressant, c’est que, même avant sa sortie, on a beaucoup parlé du film en Inde. Plusieurs groupes de diverses natures (de réfugiés du Cachemire, des militants des droits de la femme ou des homosexuels, d’anciens enfants abusés, etc.) utilisaient le film comme support de discussions. Ils utilisaient des extraits du film pour commencer un débat.
À sa sortie en Inde, le film a reçu de bonnes critiques. Et l’une des plus belles récompenses, surtout pour le mouvement LGVT, est que ce film est le premier à traiter de thématiques touchant à l’homosexualité à recevoir le National Film Award du meilleur film en hindi en mars 2012, ce qui est un énorme honneur venant d’un gouvernement qui n’a pas encore décriminalisé l’homosexualité. C’est la preuve que même le gouvernement est lentement en train de changer son attitude, car c’est un prix que remet le président de l’Inde.
Ce ne fut donc pas un succès immédiat au cinéma, où le film fut mis en concurrence avec neuf autres sorties dont trois blockbusters de Bollywood, mais le film a trouvé son public par d’autres voies et c’est intéressant de voir que le film a une vie au-delà de sa première sortie. Notamment après le National Award, car le gouvernement diffuse le film à la télévision, et il fut donc très regardé par toutes les tranches de population grâce à ce passage. Donc, même si les résultats au box-office ne furent pas géniaux, les gens ont quand même finalement vu le film.
Si vous ne deviez retenir qu’une scène d’I Am, quelle serait-elle ?
C’est difficile, mais je pense que je choisirais le moment, dans la quatrième histoire, I am Omar, quand le policier humilie l’homosexuel. Ce dernier le supplie à genoux de ne pas le ramener chez lui, car les gens découvriraient qu’il est gay. Etant moi-même homosexuel, cela me touche profondément de constater que l’on doit vivre sa vie en étant constamment invisible. Aucun hétérosexuel n’a à cacher sa sexualité. En Inde, et spécialement dans les médias et le cinéma dans mon cas, quand on est gay, on doit prétendre que sa sexualité n’existe pas. Personne n’en parle… Et ça m’embête beaucoup. Pourquoi n’aurais-je pas le droit de parler de mes désirs comme n’importe qui ? Donc, cette histoire est très significative pour moi, surtout maintenant, alors qu’un seul état a décriminalisé l’homosexualité. Je travaille de plus en plus avec le mouvement LGVT en Inde, pour essayer de faire bouger les choses. Et c’est vraiment un paradoxe : vu la densité de population en Inde, ce doit être le pays où il y a le plus d’homosexuels au monde, et ils sont privés de leur droits démocratiques les plus fondamentaux.
Dans le domaine artistique, l’homosexualité semble d’ailleurs plus facile à aborder qu’au cinéma. On a par exemple vu dans l’exposition Paris-Delhi-Bombay des artistes comme Sunil Gupta qui traitent de l’homosexualité…
Même aujourd’hui, je dois sans doute être le seul cinéaste grand public à traiter ce sujet. Les autres formes artistiques sont moins régies par les lois économiques. Dès que l’on fait du cinéma, on doit se soucier des entrées, de la distribution. Pour les autres arts, bien sûr, l’argent est présent, mais on n’a pas besoin de sommes phénoménales pour écrire un poème ou peindre un tableau. De plus, le cinéma n’est pas une forme individuelle. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle je veux toujours qu’au générique de mes films apparaisse « réalisé par Onir » et non « An Onir Film ». Le cinéma, c’est une énergie collective : on travaille tous les jours avec 80 personnes. Mais cela force aussi à avoir un dialogue constant, non seulement avec son équipe, mais aussi avec son public imaginaire. C’est donc aussi libérateur et me laisse un espace ouvert en tant qu’artiste.
Avez-vous un dernier mot pour les lecteurs d’East Asia ?
Pour moi, la chose importante dans le fait qu’Epicentre Films sorte I Am en DVD est que cela permet peut-être de changer l’image du cinéma indien en France. Malheureusement, j’ai l’impression que ces dernières années, le cinéma indien se résume à Bollywood et que l’on a peu conscience qu’un cinéma indépendant indien émerge. Le cinéma de Bollywood prend toute la place, des écrans en Inde jusqu’à Cannes. En même temps, à cause du manque de visibilité d’un autre cinéma, la grammaire du cinéma indépendant, qui est différente de celle du cinéma mainstream, par exemple dans l’utilisation de la musique, est moins connue. Et en tant que cinéastes indépendants, nous sommes un peu pris au milieu, car nous sommes autant exposés au cinéma occidental que vous l’êtes au cinéma indien. Nous voulons donc faire partie du cinéma mondial, mais en prenant des éléments qui sont spécifiques à notre culture, notre langage cinématographique. On nous reproche par exemple d’avoir montré ce que nous montrons il y a déjà plus de vingt ans dans le cinéma occidental. Mais ce n’est pas prendre en compte le cinéma dans son contexte culturel, dans son milieu géographique…
Par exemple, dans un Bollywood, si un baiser est montré, ce sera une révolution ! Qu’on le montre depuis cent ans en Occident n’a aucune importance ! Et je pense qu’il faut s’ouvrir à cela. Et ça marche dans les deux sens. Le cinéma, ce n’est pas seulement voir des histoires intéressantes, mais c’est aussi voir l’éclairage d’une culture différente. Ainsi, quand je regarde un film français, je ne me dis pas : « Ha, mais ils devraient rajouter une chanson ici » (rires). Dans les festivals, j’ai aussi l’impression que l’on cherche à voir un certain type de films indiens, avec une certaine sensibilité, qui souvent n’est même pas vu en Inde. Les Indiens ne s’identifient pas du tout avec ces films ! Ces films font le tour des festivals et disparaissent, ce qui me pose pas mal problème. Je pense que les gens doivent s’ouvrir d’avantage et prendre en compte le fait qu’il y a des formes de narrations et d’expressions très variées. Par exemple, quand on regarde des films européens en Inde, on s’aperçoit que personne ne pleure. Et en Inde, on se dit : « mon Dieu, ces gens n’ont aucun sentiment ! ». Mais l’inverse est aussi vrai. J’ai remarqué que dès qu’il y a l’ombre d’une larme dans un film indien, en Occident, on s’indigne tout de suite « Oh là là, quel mélo ! ». je pense donc qu’on a besoin d’ouverture à différentes narrations, et cela ne peut arriver que si nos films arrivent plus souvent ici. Peut-être si l’Oréal s’intéresse au cinéma indépendant et pas seulement à Aishwarya Rai ! (rires).
Propos recueillis par Victor Lopez le 27/06/2012 à Paris.
Photos : Olivier Smach.
I Am d’Onir, disponible en DVD, édité par Epicentre Films depuis le 04/06/2012.