C’est à l’occasion du cycle que lui offre la Cinémathèque du 14 mars au 19 avril 2012, que nous avons rencontré Kurosawa Kiyoshi, pour l’interroger sur la première partie de sa carrière, certainement la moins connue, mais déjà passionnante. Par Anel Dragic pour East Asia et Mohamed Bouaouina pour Eigagogo.
Cette rétrospective à la Cinémathèque est l’occasion pour le public français de découvrir vos premiers films. Quel regard portez-vous aujourd’hui sur cette période de jeunesse ?
ll y en a beaucoup que je ne veux plus jamais revoir parce que j’ai honte, et il y a beaucoup de choses que je ne veux pas montrer. Mais la Cinémathèque Française a vivement souhaité tout montrer. Je lui ai dit à plusieurs reprises que je ne voulais pas. Finalement, la Cinémathèque a dit que ce n’était pas acceptable, et donc, tout va être montré. C’est très pénible pour moi.
S’il y a un avantage à ce que l’on montre mes films les plus médiocres, c’est que les gens verront qu’un jeune qui fait des choses inintéressantes ou nulles, s’il continue à travailler pendant des années, parviendra à faire des films un peu mieux qu’au début. Si on montre ça, cela pourrait encourager de jeunes réalisateurs ou des gens qui souhaitent le devenir. C’est pourquoi j’ai décidé d’accepter.
À vos débuts, vous tourniez des films en Super 8, mais vous étiez également assistant de Somai Shinji et Hasegawa Kazuhiko. Vous avez intégré la Director’s Company. Comment s’est passé votre collaboration avec eux et d’autres cinéastes comme Takahashi Banmei ou Ikeda Toshiharu ?
C’est vrai que lorsque j’étais étudiant à l’université, je réalisais des films en Super 8, mais tous les réalisateurs que vous mentionnez sont issus des grands studios, réputés et traditionnels, dont la Nikkatsu. Moi, je réalisais des films dans mon coin. C’est pour ça que ces cinéastes-là se moquaient de moi. Ils me disaient
même que j’étais bête de faire des films en Super 8. Ces gens-là participaient vivement à des mouvements politiques quand ils étaient étudiants, donc ils me trouvaient très enfantin de faire des films comme ça. Du coup, je me suis révolté et je me suis dit que j’allais faire des films plus intéressants qu’eux. Ce sont des aînés que je respecte mais je voulais les dépasser, aller au-delà. Evidemment, j’avais une relation amicale avec eux, mais, en même temps, j’ai assez contesté leur autorité.
Pourquoi ne pas avoir fait un film pour l’Art Theatre Guild of Japan (ATG) en guise de premier film ?
C’est une question délicate. Je ne sais pas si j’ai le droit de raconter. C’est vieux, mais je vais quand même en parler. C’est vrai qu’à l’époque, les jeunes qui faisaient des films en Super 8 choisissaient l’ATG pour faire leur premier film. Débuter une carrière avec un film ATG était assez commun. Plusieurs réalisateurs de la Director’s Company m’ont demandé pourquoi je ne faisais pas de film avec l’ATG. Évidemment, je n’étais pas contre mais pour faire un film avec eux, ça prenait deux ou trois ans, alors que si je commençais dans le pink, je pouvais tourner tout de suite. Evidemment il y a un cahier des charges, des limites, des contraintes dans les pinku eiga… mais quand ils m’ont dit que je pouvais commencer le mois d’après, je n’ai pas hésité une seule seconde.
Je me souviens de l’époque lorsque j’ai dit que j’allais faire mon premier film et que ça serait un pink, plusieurs réalisateurs de la Director’s Company m’ont dit que ce n’était pas une bonne idée. Somai et Hasegawa se sont inquiétés, me disant que si je commençais avec un pinku eiga, qu’allais-je devenir ? C’est là que Takahashi Banmei est intervenu. Il était en colère, puisque lui était issu du cinéma pink. Il a demandé où était le mal : le cinéma pink, ce sont des films aussi. C’est donc lui qui a convaincu les deux autres.
Vous avez enseigné à l’université Rikkyô. Pouvez-vous nous parler de votre relation avec les étudiants, notamment Shimizu Takashi et Shinozaki Makoto ?
Il y a erreur. Je n’ai jamais enseigné à l’université de Rikkyô, j’y ai fait mes études et Shinozaki Makoto était un peu moins âgé que moi, donc il était aussi dans la même université. Concernant les cours que j’ai donnés, c’était plutôt dans les années 90. J’ai commencé à enseigner à l’Eiga Bigako, une école de cinéma privée. Un de mes premiers étudiants là-bas était Shimizu Takashi.
Au début, enseigner le cinéma aux jeunes ne m’intéressait pas, mais j’ai fait mes études à Rikkyô et comme autre étudiant il y avait Shinozaki Makoto et Aoyama Shinji. Dans cette fac, il y avait un professeur qui s’appellait Hasumi Shigehiko, qui est un très grand critique de cinéma, qui avait sa vision propre du cinéma. J’étais très influencé par les cours de cinéma qu’il donnait. L’université de Rikkyô n’était pas une fac de cinéma, mais il y avait ces cours de cinéma. C’est là que j’ai découvert que non seulement des films, mais également des textes ou des critiques peuvent influencer des cinéastes. C’est pourquoi j’ai décidé d’enseigner plus tard. Je n’étais pas le seul à enseigner aux étudiants, il y a eu aussi Shinozaki et Aoyama plus tard.
Vous faites encore des critiques de cinéma ?
Quand on me le demande, il m’arrive d’écrire de temps en temps. Quand j’apprécie le film et que j’écris des bonnes choses dessus, ça ne me dérange pas. Dans le cas contraire, ça doit amuser les lecteurs mais je suis assez mal à l’aise parce que vu ma position, cela peut m’arriver de rencontrer le réalisateur dans un festival et ça devient gênant. C’est pourquoi je n’aime pas trop écrire du mal des films des autres.
Comment créez-vous les séries pour le V-Cinema, Suit Yourself or Shoot Yourself, les Revenge ? Est-ce que cela continue selon le succès ou bien c’est établi dès le départ ?
J’ai pris énormément de plaisir à faire des films qui étaient destinés au marché vidéo. Je discutais beaucoup avec les scénaristes. Avec eux, on définissait des grandes lignes des histoires. Par exemple, pour la série Suit Yourself, il y a eu six épisodes en tout. On a toujours travaillé avec Aikawa Sho, un acteur formidable, qui donnait également beaucoup d’avis. Plus on faisait d’épisodes, plus on avait d’idées d’expérimentation. C’était une expérience très plaisante, très riche et précieuse. Heureusement, le producteur était très ouvert, donc il a accepté tout ce que nous faisions.
D’où le sixième épisode de Suit Yourself, qui commence comme une comédie yakuza et se finit pratiquement par la fin du monde ?
Cela me fait extrêmement plaisir d’entendre ça et de vous entendre parler de Suit Yourself, parce que comme je vous ai dit, j’ai pris beaucoup de plaisir à faire des films pour le V-Cinema. J’avais l’impression de faire des vrais films bien qu’ils n’aient jamais été traités comme tel. C’est vrai que personne n’en a dit du mal, mais en même temps, personne n’en a fait l’éloge non plus. Je n’ai fait aucune interview sur Suit Yourself. Cela fait 15 ans que j’ai fait cette série mais personne ne m’en avait parlé. Je suis presque ému de savoir qu’on peut parler ici même de cette série.
En faisant des films pour le marché vidéo, j’ai compris que je pouvais faire des films avec beaucoup de liberté et c’est ce que j’ai fait plus tard avec des films comme Cure ou Charisma.
Abordons les deux Revenge. Le personnage incarné par Sho Aikawa, Anjo, commence comme policier qui n’aime pas les armes à feu et devient dans le deuxième film un tueur à gages. Comment avez-vous créé ce personnage ?
Parmi tous mes films, ce sont ceux que j’aime le plus et je ne m’attendais pas à parler de cette série ici. Je ne suis pas sûr de pouvoir en parler comme ça fait très longtemps que je l’ai réalisé, mais je voudrais vous remercier d’avoir cité ces titres.
À l’époque, puisque c’étaient des films destinés au marché vidéo, on n’a pas eu les moyens de bien développer le projet. On n’avait donc pas décidé de tout en détail lors de l’étape du développement. L’idée était de faire un film sur un homme qui se venge. Le producteur n’avait que ça et m’a demandé de le faire en deux volets. On a décidé que le premier volet serait écrit par Takahashi Hiroshi et le deuxième par moi-même. Tous les deux, nous étions d’accord pour faire une histoire de vengeance. Celle-ci est une sorte de happy end, mais en même temps, la personne qui s’est vengée se sent vide à la fin parce qu’elle ne peut retrouver le bonheur qu’elle avait avant. C’était le concept du film.
Takahashi et moi avons donc commencé à écrire en même temps parce que nous avions très peu de temps. Il n’arrivait pas à finir et du coup j’ai terminé avant lui. J’avais fait le deuxième volet avant même qu’il n’ai fini d’écrire le premier. J’ai donc créé l’histoire du deuxième volet sans savoir ce qui se passait avant. Je suis parti de l’idée que le personnage principal recommence à se venger. Il se venge pour la deuxième fois avec un sentiment de vide car il s’est déjà vengé dans le premier. Ce n’est que plus tard que Takahashi a fini d’écrire son scénario. Là, j’ai appris que c’était l’histoire d’un policier qui refusait de porter son arme mais qui finalement décide de la reprendre et se venge.
Cette méthode de travail se retrouve dans Serpent’s Path écrit par Takahashi et Eyes of the Spider que vous écrivez. Vous avez repris ce système ?
Oui, il y a une continuité. En fait, Serpent’s Path et Eyes of the Spider, lorsqu’ils étaient au stade de projet, étaient les troisièmes et quatrièmes volets de Revenge. Entre temps, on a changé de maison de production. Du coup, ils sont devenus des films indépendants de la série. On peut considérer ces films comme une même série en quatre épisodes. En parallèle, je réalisais Cure. À l’époque, je travaillais énormément. Pour Eyes of the Spider, comme Takahashi prenait encore une fois beaucoup de temps à l’écrire, je l’ai écrit moi-même sans savoir ce qu’il allait faire de l’histoire. Une fois encore, j’ai utilisé un personnage de vengeur qui se sent vide, qui est à la recherche d’un sens à sa vie, c’est à dire assassiner quelqu’un une fois de plus. Je ne m’intéressais pas à ce que Takahashi allait écrire puisque de toute façon c’est un personnage qui s’est déjà vengé plusieurs fois et se sent vide.
Vous avez réalisé des épisodes de drama pour la télévision. Est-ce que cela a influencé votre manière de travailler ?
Non, pour moi il n’y avait pas beaucoup de différences entre travailler à la télévision et au cinéma. C’est vrai que j’ai tourné pas mal de téléfilms ou de dramas puisque parfois ce n’était pas évident de monter des projets pour le cinéma. Ce n’était pas différent en dehors du contenu. La durée était différente et il y a certaines contraintes comme les insertions de spots publicitaires. Au niveau du tournage, de la manière de faire les films, c’était exactement la même chose. C’était une expérience stimulante. D’ailleurs j’ai pu faire des expérimentations qui m’ont beaucoup servi pour mes films postérieurs. Par exemple, je me demandais comment montrer les fantômes de manière plus terrifiante. J’ai fait des expérimentations pour la première fois à la télévision.
Vous avez tourné beaucoup d’épisodes consacrés à la figure mythique de Hanako-san [NDLR: célèbre fantôme de fillette en rouge qui hante les toilettes des écoles japonaises]. Etait-ce une figure imposée ou vouliez-vous faire votre propre saga ?
Je n’avais jamais pensé faire plusieurs épisodes sur Hanako-san. C’est une histoire bien connue au Japon et elle est traitée comme une légende urbaine. Beaucoup d’enfants aiment ce type d’histoires et le personnage de Hanako. C’est pourquoi il m’est arrivé de réaliser plusieurs récits d’horreur se déroulant dans des écoles. C’est le producteur qui m’a demandé de faire des épisodes de Hanako-san puisque c’est un sujet qui plaît à beaucoup de monde et qui est assez récurrent. Même si je n’ai pas choisi de moi-même de faire ça, ça a été une expérience très riche puisque j’ai utilisé un personnage avec des cheveux noirs et longs, vêtu d’un vêtement rouge et qui marche lentement. Ce fantôme, je l’utilise dans d’autres films, dont certains de cinéma. J’ai donc pu expérimenter sur les personnages de fantômes dans cette série sur Hanako-san, ce qui m’a été utile par la suite.
Votre dernière œuvre Shokuzai, qui n’est pas diffusée lors de cette rétrospective, est un TV-Drama qui serait la préquelle du film Confessions de Tetsuya Nakashima, adapté d’un roman de Kanae Minato. Pouvez vous nous en dire quelques mots ?
Alors, peut-être que vous n’avez pas eu l’information exacte, le TV-Drama Shokuzai est en effet l’adaptation d’un roman à grand succès au Japon. Confessions, qui est un autre roman de l’auteur Kanae Minato, a été adapté au cinéma, il y a deux ans, mais je tiens à dire que ce n’est pas du tout le même roman. Normalement, je suis le premier à avoir adapté Shokuzai à l’écran. C’est un projet assez long : il a été diffusée au Japon en 5 épisodes.
Quels sont vos prochains projets ?
Pour ce qui est de la suite, je devrais commencer un tournage un peu avant l’été, aux mois de juin-juillet. Ce sera un film mais je ne peux pas vous en divulguer plus pour le moment.
Entretien mené par Anel Dragic (East Asia) et Mohamed Bouaouina (Eigagogo.free.fr), le 14 mars 2012 à Paris.
Photographies : Jérémy Coifman et Frédéric Rosset.
Vidéo : Flavien Bellevue.
Remerciements à Elodie Dufour, Shoko Takahashi, la Cinémathèque Française et Martin Vieillot (Eigagogo).
Retrouvez l’entretien en anglais avec Kurosawa Kiyoshi sur Eigagogo ici.