Œuvre contemplative hybride au carrefour de la fiction et du documentaire, Hearth and Home est le troisième long-métrage du cinéaste indien Prabhas Chandras, révélé par Mera Ram Kho Gaya (2019) et I’m not the River Jelum (2022). Présenté en avant-première et en compétition au Festival des 3 continents 2024, le film se construit telle une succession de tableaux naturalistes mettant en scène un un tandem touchant qui interroge notre rapport à la vieillesse, à la solitude et à la famille.
Dans le coin d’un plan en surcadrage et décentré, un homme joue du sitar en fredonnant des gammes. Sa voix profonde est parfois entrecoupée de quelques toussotements. Musicien accompli, il n’est plus dans la fleur de l’âge mais cela ne l’empêche pas de continuer à pratiquer et à enseigner. La scène s’étend sur plusieurs minutes, sans aucun mouvement de la caméra. Bercés par la douce mélodie de l’instrument, nous passons soudain à une autre toile. Face à un grand lit, l’homme dépose des tissus absorbants. Un second personnage fait son apparition. Délicatement portée et déposée sur le lit, une très vieille dame au corps chétif s’accroche à ses bras. Atteinte d’Alzheimer, elle ne le reconnaît d’abord pas, il faut insister. Il s’agit de son fils, Bhaveen, qu’elle confond souvent avec son frère. Patiemment, ce dernier lui rappelle son identité véritable. Dans ce second plan-séquence, qui s’étire de nouveau pendant de longues minutes, les deux personnages mangent leur repas. Le film est en fait composé uniquement de tableaux similaires, qui se suivent sans tout à fait se ressembler au sein de cette petite maison familiale située au cœur de la ville, dont seuls les bruits distants nous parviennent.
Déconcertante au premier abord, la démarche prend petit à petit tout son sens. Dans ce qui n’est pas entièrement un documentaire, mais jamais vraiment une fiction, Bhaveen et sa mère Savitri évoluent dans un temps qui leur est propre. Du lever au déjeuner, en passant par la préparation du thé ou les allées-venues des quelques visiteurs du foyer, tout se répète et se joue comme une petite comptine immuable. C’est la réalité brute de la vieillesse, du soin, de l’inversement ultime des rôles entre une mère et son fils. La lenteur est ici un acte cinématographique, destiné à faire ressentir à tout un chacun l’écoulement calme et engourdi des journées passées en huis clos, au cœur d’un quotidien empreint tout à la fois de tendresse, de fatigue et de dévouement. Ces longs plans fixes, où chaque minute s’éprouve, n’est pas sans rappeler l’œuvre culte de la cinéaste belge Chantal Akerman, qui se sert dans Jeanne Dielman de l’ennui comme une véritable arme de cinéma.
La maison de Bhaveen et Savitri, seule unité de lieu du long-métrage, se constitue progressivement comme le troisième personnage de cette existence au ralenti. Filmée de tous ses recoins – l’entrée, la cuisine, ainsi que la pièce la plus importante du petit foyer, la chambre – elle est le centre de leur monde. Chaque plan est légèrement différent de l’autre, grâce à un placement intelligent des caméras qui permet de donner à voir un espace progressivement de plus en plus familier. Une seule pièce n’est montrée que d’un seul point de vue et à un seul instant de l’œuvre : la salle de bains. Malgré cette intrusion extrême dans l’intimité, au moment de l’acte le plus vulnérable et privé qui soit, il est impossible de détacher son regard de ce corps frêle et fripé si émouvant sur la cuvette des toilettes, encouragé par des paroles patientes. Bhaveen, toujours dans le rôle qui semble si anormal de père de sa propre mère, l’essuie doucement, sans la presser.
Encore peu explorée en Europe – le très beau Amour de l’Autrichien Michael Haneke étant un des seuls exemples véritablement évoquant- cette réflexion sur la vieillesse et l’attention à sa vulnérabilité est d’autant plus rare dans le paysage cinématographique en Inde que le poids du soin est traditionnellement attribué aux filles de la famille, et non aux garçons. Bhaveen a pourtant une sœur, qu’on aperçoit brièvement en visite, mais c’est lui qui a pris cette charge sur ses épaules. Si ce choix n’est pas exempt de frustrations et de souffrances, il n’est jamais vécu comme un sacrifice. Le titre original du film, Alaav, signifie d’ailleurs en hindi feu de joie, ou brasier. Sa traduction anglaise, Hearth and Home, le foyer et la maison, nous rappelle que l’extérieur est sans cesse secondaire, simple figurant qui ne se donne à voir qu’au travers de manifestations sonores ou de figures de passage. Formidable témoignage d’amour, autant filial que maternel, Hearth and Home est un objet cinématographique unique, dont la sincérité, la sensibilité et la mise en scène attentive font toute la force.
Audrey Dugast
Hearth and Home (Alaav) de Prabash Chandra. 2024. Inde. Projeté au Festival des 3 Continents 2024.