VIDEO – Yellow Fangs de Sonny Chiba

Posté le 29 juillet 2024 par

Yellow Fangs est l’unique réalisation de Sonny Chiba, sorte de rencontre entre Razorback et Princesse Mononoké où la traque d’un ours prend une dimension mythologique et mystique.

1915, dans un village montagnard situé près d’Hokkaido, les habitants doivent faire face aux attaques féroces d’un énorme ours tueur d’hommes. Une jeune femme dont la famille a été éliminée par la bête jure de se venger et tente d’intégrer le groupe de chasseurs d’ours qui se monte afin de stopper le massacre…

Yellow Fangs est la première et unique réalisation du célèbre acteur martial japonais Sonny Chiba – en solitaire du moins puisqu’il coréalisera Fighting Fists (1992) avec Casey Chan.  Le film constitue un vrai aboutissement au vu de sa réussite, mais aussi un souvenir amer pour Chiba. Yellow Fangs fut produit pour célébrer les vingt ans de la J.A.C. (Japan Action Club), école de cascadeur fondée par Sonny Chiba au début des années 70. Constatant le déficit de savoir-faire japonais en la matière dans les films d’action qu’il tournait (il fut notamment l’acteur qui introduisit le combat martial à mains nues au sein du cinéma japonais dans le sillage de Bruce Lee à Hong Kong), le but était de former des jeunes acteurs aptes à alimenter toute la production japonaise. Cela va servir les films où Sonny Chiba tient la vedette, mais aussi révéler des stars en devenir comme Sanada Hiroyuki, former des talents qui brilleront ailleurs comme l’actrice Oshima Yukari qui mènera une fructueuse carrière à Hong Kong. L’impact de la J.A.C. permet de fournir certains films d’action furieux concurrençant les plus kamikazes productions hongkongaises comme Roaring Fire (1981), et imposer de nouveaux standards à la télévision avec la série culte X-Or/Gavan, spectaculaire en diable et jouée par Oba Kenji, disciple de Sonny Chiba. La J.A.C. traverse donc les années 70 et 80 avec succès et Yellow Fangs est supposé être l’apothéose de l’entreprise. Le film va malheureusement être un échec cuisant au box-office japonais qui va obliger Sonny Chiba à la revendre. La J.A.C. existe encore aujourd’hui sous le nom de Japan Action Entreprise et est dirigée par un ancien élève de Chiba, Kaneda Osamu, mais sans avoir retrouvé le lustre d’antan.

Yellow Fangs s’inspire d’attaques réelles menées par un ours brun dans la région d’Hokkaido du 9 au 14 décembre 1915. Le scénario brode une intrigue simple mais prenante sur ce postulat, entre réalisme et dimension presque fantastique. L’ours baptisée le « Point rouge » a ainsi la particularité de ne s’en prendre qu’aux femmes, et surgit de manière à la fois sournoise et spectaculaire dans les demeures pour emporter cette proie bien spécifique, tout en faisant des dégâts considérables auprès de ceux se dressant sur son chemin. Nous allons suivre un groupe de chasseurs traquant la bête sur plusieurs mois puis années, mené par un chef de village charismatique joué par Sugawara Bunta, et dont le bras droit est le jeune Eiji (Sanada Hiroyuki). Dans leur sillage se dissimule Yuki (Muramatsu Mika), jeune fille bien décidée à se venger de l’ours ayant décimé sa famille, quitte à défier l’autorité patriarcale du village interdisant aux femmes de chasser, et de se rendre dans les montagnes où demeurent les ours. La scène d’ouverture laisse croire que l’on va assister à un pendant montagnard et japonais de Les Dents de la mer avec un ours, mais le film prend une direction plus intéressante.

Sonny Chiba s’attarde longuement sur le quotidien du village, la caractérisation des personnages, et définit ainsi ce qui se joue de plus profond au-delà de la traque du « monstre ». La tradition et l’archaïsme guidant la vie des chasseurs d’ours est remise en question par une modernité qui se rapproche, avec l’exploitation d’une mine qui entame la déforestation progressive du paysage. On préfigure presque l’imagerie d’un Princesse Mononoké (1997) à travers certaines scènes où l’on voit la faune de la forêt victime de l’introduction de l’ère industrielle dans leur havre de paix. Dès lors, les valeurs des villageois paraissent obsolètes, notamment leur vision des femmes dont est victime Yuki. En début de film, elle est rabrouée par son père pour ne pas avoir cédé aux avances du fils du chef d’un village voisin où il l’avait envoyée travailler, et refuse son retour au foyer, estimant qu’elle n’a pas le choix et n’est bonne qu’à être mariée. Après la mort de ses parents, les chasseurs tentent à leur tour de l’éloigner mais elle va s’émanciper par son désir de vengeance. L’ours apparaît dès lors comme une figure mythologique, un Dieu exprimant sa rage face à une modernité et appelant à son extinction, mais aussi comme un symbole de l’oppression des femmes dont il fait inexplicablement sa cible principale.

Chiba pose une atmosphère contemplative et tourmentée dans le filmage des somptueux extérieurs enneigés d’Hokkaido. Les vues sont majestueuses, accompagnant la progression des personnages dans les cols sinueux et menaçants. Les attaques de l’ours ne sont pas si nombreuses mais très marquantes. Il y a ponctuellement l’utilisation de vrais ours dans certains plans d’ensemble, mais le « Point Rouge » est avant tout un acteur en costume bien visible. Sonny Chiba multiplie les astuces pour éviter de trahir le côté factice de sa créature. Il joue sur l’attente et le hors-champ en faisant surgir ici une patte gigantesque, là une gueule monstrueuse, joue de la vision subjective pour signifier la menace approchante de l’ours et la multiplicité de ses partis-pris crée un climat de menace permanente – on peut soupçonner Chiba d’avoir vu le Razorback de Russell Mulcahy (1984) à l’approche similaire.

Lorsque l’ours finit par surgir plein champ dans toute sa splendeur, le côté factice ne dérange pas car Chiba travaille justement la dimension mythologique et « kaiju » de la bête qui doit nous apparaître comme une figure « autre » et indicible, au-delà de sa silhouette animale. Cela marche parfaitement et culmine lors d’un sidérant affrontement en huis-clos où l’enfer se déchaîne dans l’exiguïté d’une cabane. Toutes les astuces évoquées plus haut sont magnifiées et guidées par un style caméra à l’épaule et un montage bien heurté. C’est finalement captivant bien au-delà du postulat de film de monstre, grâce à une ambiance très mélancolique (très jolie romance feutrée entre Eiji et Yuki), soutenue par la bande-originale de Sanada Hiroyuki (cet homme sait tout faire) aux accents synthétiques exprimant à la fois le spleen mais aussi le questionnement entre progrès et tradition du récit. Dommage que les circonstances n’aient pas permis de revoir Sonny Chiba derrière la caméra tant la réussite de ce galop d’essai est éclatante.

Justin Kwedi

Yellow Fangs de Sonny Chiba. Japon. 1990. Disponible en DVD chez Cinema Epoch