VIDEO – Femmes et voyous d’Ozu Yasujiro

Posté le 16 avril 2024 par

Disponible dans le coffret récemment édité par Carlotta Films à l’occasion des 120 ans d’Ozu Yasujiro, Femmes et voyous permet de découvrir une facette assez méconnue du metteur en scène japonais. Un film mêlant polar et mélodrame, aux antipodes de ce que le spectateur pourrait attendre d’un film d’Ozu.

Pour les passionnés du cinéma d’Ozu, son œuvre pourrait de prime abord se résumer à une exploration du thème de la famille sous toutes ses formes, drame ou comédie, au nombre incalculable de variations. Un constat on ne peut plus avéré, mais qui tend à faire oublier que dans la partie muette de sa filmographie, le metteur en scène a réalisé un film, Femmes et voyous, qui balaie d’un revers de la main cette affirmation. Une sorte de curiosité, loin de ses sujets de prédilection, mais qui pourtant se révèle incontournable pour qui souhaiterait connaître un peu mieux le Ozu Yasujiro cinéphile avant d’être cinéaste.

Le public ne le sait sans doute pas, mais avant d’être un cinéaste reconnu et révéré à travers le monde, Ozu est un cinéphile averti. Dans les années 30, il est employé à la Shochiku. C’est grâce à ce studio qu’Ozu va découvrir tout un pan de la production cinématographique américaine, de Lubitsch à Cukor en passant par Milestone. Et là où le cinéma japonais de l’époque se montre plutôt classique sur le fond et la forme, le cinéma américain est capable d’aborder nombre de thèmes plus sombres et moins policés, et ce dans tous les genres existants, comme la comédie ou bien encore le film de truands et le polar. C’est précisément ce genre qui va taper dans l’œil d’Ozu. En 1933, il réalise donc son polar, Femmes et voyous, hommage muet à l’un des genres qui a bercé sa cinéphilie. Un film qui, s’il se range naturellement dans la catégorie film de gangsters, laisse la place au mélodrame.

Tokiko (Tanaka Kinuyo, parfaite dans un rôle à contre-emploi) est une jeune femme bien sous tous rapports, qui officie comme dactylo dans une grande entreprise. Elle se fait draguer par le fils de son patron mais repousse ses avances en feignant d’être ingénue. Le fait est que son cœur est déjà pris, par un boss de la mafia locale, le charismatique Joji. Mais Tokiko ne voit pas d’un très bon œil que des femmes tournent autour de Joji. A la suite d’un malentendu, Tokiko se persuade que la sœur d’un nouveau sbire de Joji veut lui voler son homme. Cependant, lors de leur confrontation durant laquelle Tokiko veut intimider sa prétendue rivale, la jeune femme prend conscience de la dangerosité de sa vie de fille de la rue et va tenter de faire raccrocher les flingues et les chapeaux de voyous à Joji pour se créer une vie plus honnête.

A priori, nous sommes devant une trame classique de films de gangsters comme la Warner pouvait en charrier des caisses à Hollywood dans les années 30. Mais avec Femme et voyous, nous sommes face à un hommage au genre réalisé par un cinéaste qui se fait plaisir en mettant en scène un film dans un genre qu’il affectionne. Un genre, qui plus est, dont il connaît tous les codes et gimmicks. On se saura jamais trop où se déroule l’action (Japon ? Amérique mais quartier oriental ? Peu d’indices à part des panneaux en anglais) mais il s’agit d’une ville où la pègre est fort active, avec sa mafia évoluant dans des bars plus ou moins clandestins. Il y a les parrains, des femmes aguicheuses à leurs bras, des arrières salles enfumées où se concluent parfois des affaires à coups de pistolet. Dans un premier temps, Ozu filme ce microcosme en mettant en place ses personnages dans un pur récit de film de gangsters, avec son Joji charismatique mais trouble, sa Tokiko au double jeu social, et dont Tanaka Kinuyo parvient à faire transparaître toute la complexité, tantôt femme fière et forte tête, tantôt fragile lorsqu’elle tente de provoquer la jalousie de Joji pour qu’il lui montre de l’affection. Le film va prendre tout son temps (une bonne heure se passe avant qu’il ne décolle vraiment) pour poser les enjeux du mélodrame qui va s’ensuivre, au détour d’une scène aussi touchante que surprenante.

C’est la confrontation entre Tokiko et la sœur du gangster qui va faire basculer le film dans un mélange parfaitement équilibré de polar et de drame sentimental. Ozu montre une femme qui semble n’avoir connu que le crime et l’illégalité comme style de vie, et qui va avoir face à elle une autre femme, plus douce, altruiste, à la vie beaucoup plus modeste et rangée, à des années-lumière du microcosme de la pègre qu’a toujours connu Tokiko. Bien que celle-ci soit venue pour tuer une prétendue rivale, ou du moins l’intimider sans ménagement, on assiste au réveil de la jeune femme, qui va découvrir qu’une vie plus paisible est possible, et qui pour remercier son interlocutrice, s’en va lui faire un bisou. Alors certes nous sommes en 1933, et les grandes effusions affectives en plein écran ne sont pas encore à l’ordre du jour, mais Ozu joue la carte du hors-champs lors de l’acte en filmant d’abord simplement des pieds se rapprochant, puis en finissant sur le regard surpris de la sœur et le sourire de Tokiko. Sobre mais audacieux.

Dès lors, le film va progressivement glisser vers le mélodrame sur fond de film de gangsters, avec son héroïne qui va tout tenter, pour essayer de convaincre l’homme qu’elle aime, de mettre fin à leur existence de voyous, qui serait vouée à finir dans les larmes ou pire encore. Tokiko est sincère, parfois maladroite et se heurte à un Joji qui ne voit pas d’un très bon œil l’idée d’abandonner un milieu qui lui fournit argent et luxure. Ozu filme avec tendresse et sans pathos ce couple qui va faire le choix de changer de vie mais qui va malheureusement se rendre rapidement compte qu’il n’est pas simple de renoncer au crime. L’émotion est même palpable lorsqu’arrive la conclusion et la scène de tentative d’évasion finale après un coup raté, avec les deux amants, poursuivis par la police et incapables de se séparer, quand bien même l’un des deux pourrait accéder à la liberté qu’il ont fini par vouloir atteindre.

Au passage, en ce qui concerne la mise en scène, Ozu opte pour un filmage plutôt occidental, en opposition au style qui a fait sa renommée avec ses plans fixes au ras du sol. La caméra se montre très mobile, les décors sont plus nombreux et la liberté de mouvements permet à Ozu de se livrer à de belles audaces de mise en scène (une scène de fuite en voiture filmée dans un rétroviseur qui entraîne une multiplication de mouvements dans un même plan).

Femmes et voyous est donc une petite parenthèse, muette et musicale, dans la filmographie d’Ozu, un film incontournable pour qui voudrait connaître un peu mieux le cinéaste cinéphile et amoureux du cinéma américain.

Entretien avec Pascal Alex-Vincent (22min) : dans cet entretien vidéo, le réalisateur et écrivain revient sur la collaboration entre le réalisateur et Tanaka Kinuyo. De leur rencontre aux studios de la Shochiku jusqu’à l’arrivée de la comédienne au poste de réalisatrice de son premier film, c’est tout un pan de l’histoire du cinéma japonais qui nous est présenté ici. Ou comment ce qui a commencé comme une simple obligation pour Ozu de travailler avec Tanaka a débouché sur une amitié profonde entre les deux, avec un Ozu se battant pour faire accéder Tanaka au poste de réalisatrice dans un milieu alors peu ouvert à ce genre d’initiative. Passionnant de bout en bout.

Romain Leclercq.

Femmes et voyous d’Ozu Yasujiro. Japon. 1933. Disponible dans le coffret « 6 films rares ou inédits » d’Ozu Yasujiro chez Carlotta Films le 19/03/2024.

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