Grace à l’éditeur Carlotta Films, la découverte d’œuvres plus méconnues de la filmographie d’Ozu Yasujiro se poursuit avec le film Il était un père, un drame familial tourné pendant la Seconde Guerre mondiale, aussi triste que fondamentalement humain.
Horikawa Shuhei, interprété par Ryu Chishu, est un professeur respecté de tous, collègues comme élèves. Il élève seul son fils, Ryohei, en se montrant aussi sévère qu’aimant, entre deux parties de pêche. Mais un jour, alors que Shuhei est en voyage scolaire dans la région des lacs à Hakone, un des enfants se noie. Bien que n’étant pas coupable d’une quelconque négligence, le professeur en assume la totale responsabilité, démissionne et se retire dans son village natal avec son fils. Il fait alors le choix d’inscrire son fils en internat dans la ville la plus proche et s’en va travailler à Tokyo pour financer les études de son fils. Les années passent et Ryohei, devenu surveillant, se rend à Tokyo pour annoncer à son père qu’il souhaite abandonner ses études et se rapprocher de lui. Mais ce dernier n’est pas du tout de cet avis.
Il y a quelque chose d’étonnant lorsque l’on se penche sur le ton et les thèmes abordés dans la première partie de la filmographie d’Ozu Yasujiro, et que l’on effectue une comparaison avec d’autres films plus contemporains. Là où ces derniers n’ont de cesse de développer des points de vue et des variations sur le thème de la famille, avec souvent les mêmes schémas narratifs et au ton doux-amer, les films de la période avant guerre et quelques autres situés dans l’immédiate après-guerre creusent des thématiques plus sombres et graves, tout en étant déjà profondément humains. Un des sujets récurrents que l’on retrouve dans ces films est celui du sacrifice, et plus particulièrement le dévouement et l’abnégation dont fait preuve le parent pour que son enfant réussisse et s’extraie de sa condition. Dans Le Fils unique (1947), il est question d’une mère qui n’hésite pas à tout abandonner pour que son fils réussisse à Tokyo, ou bien encore dans le muet Gosses de Tokyo (1932), les enfants turbulents découvrent que leur père se soumet à son supérieur autoritaire pour pouvoir leur assurer un avenir décent. Un schéma narratif aussi dur qu’altruiste, avec une génération prête à rejeter confort et dignité pour que ceux qui leur survivront puissent accéder à la réussite et avoir une existence correcte et digne.
De sacrifice, il en est donc aussi question dans Il était un père, avec ce professeur qui décide de s’éloigner de son fils, physiquement tout du moins, pour être sûr que celui-ci réussisse dans la vie. Une décision qui, d’ailleurs, au début suscitera incompréhension et questionnement de la part du fils. Mais si celui-ci finit par accepter ce choix et devient à son tour quelqu’un de respecté, le choix du père s’avère motivé par d’autres raisons, notamment un terrible sentiment de culpabilité.
En effet, dans Il était un père, Ozu dresse le portrait d’un homme qui n’a jamais pu surmonter le drame dont il se sent responsable. Dans sa perception de l’incident, fausse et rejetée par son entourage soit-dit au passage, des parents (comme lui) ont perdu ce qui leur était le plus cher à cause d’un manque de professionnalisme de sa part. Echouer lorsque l’on s’est donné corps et âme à cette noble mission qu’est être enseignant, c’est une faute qu’il ne peut se pardonner. Il aurait donc tout simplement échoué en tant qu’adulte, et donc comme modèle à suivre pour les élèves. Les choix qu’il aura fait pour son fils et l’éloignement qu’il s’impose pour la réussite de ce dernier se révèlent motivés par une simple directive : faire de celui-ci un homme meilleur que lui. Il y a quelque chose de profondément troublant et émouvant à suivre le parcours d’un homme qui se sacrifie pour son fils en n’écoutant que son cœur et une intime conviction culpabilisante sur laquelle personne ne semble capable de le faire revenir.
Pour autant, Ozu ne filme jamais le père avec pitié, condescendance ou jugement, mais fait de lui un homme aimant, attentionné, tiraillé entre des sentiments aussi contradictoires qu’humains. En effet, s’il ne souhaite pas que son fils le rejoigne à Tokyo et lui fait comprendre que réussir sa vie signifie s’éloigner de son père, il ne peut s’empêcher de ressentir un vide affectif (partagé par son fils d’ailleurs) et de se réjouir de passer du temps avec lui. Les parties de pêche d’antan, rythmées au coup de canne près et et peu festives, laissent place à des vrais moments de complicité et d’échange filial où les deux hommes se parlent enfin à cœur ouvert. Le réalisateur aborde également avec finesse et tendresse le sujet du temps qui passe parfois trop vite, et de l’image que l’on laisse dans le cœur des gens que l’on a croisé, écouté ou presque oublié, au détour d’une réunion d’anciens élèves, durant laquelle le professeur retrouve d’anciens écoliers et collaborateurs.
Pour autant, le film dans sa dernière partie se montre plus grave et touchant, au détour d’un dénouement où toute la tristesse et le regret de ne pas avoir passé assez de temps avec les êtres qui nous sont chers se font violemment ressentir. Cependant Ozu, bien qu’ayant abordé dans son film à plusieurs reprises le thème de la mort, ne peut pas se résoudre à finir son œuvre sur une note pessimiste et choisira de montrer un fils devenu aussi brillant et respecté que son père. La preuve s’il en est que le sacrifice du père, fut-il fondé sur une conviction personnelle injuste a posteriori, aura bien servi à faire de lui un homme meilleur et un adulte responsable. Avec Il était un père, le cinéaste aura réussi à dresser le plus beau portrait de père, avec toutes ses nuances et parfois contradictions, de sa filmographie.
Bonus
Entretien avec Jean-Michel Frodon (14min) : dans cet entretien, le journaliste cinéphile revient avec passion et précision sur la production du film, le contexte de sa sortie et sa position dans la filmographie d’Ozu. Il y parle influence du cinéma américain sur son cinéma, son statut de cinéaste à part dans le cinéma japonais et sa mise en scène et ainsi que ses choix thématiques.
Analyse de Jean Douchet (17min) : dans ce module vidéo, le critique et historien aborde de manière plus pédagogue, technique et didactique le film Il était un père. Au travers d’analyse de séquences clé du film, notamment les scènes de pêche, il revient sur l’expression par l’image des intentions du réalisateur, ou comment montrer, avec une économie de dialogues, toute la complexité des relations humaines et familiales.
4 Figures (33min) : un bonus vidéo aussi curieux que passionnant. En effet, si Ozu se trouve être un fascinant observateur de la société nippone et de l’évolution de la famille traditionnelle, on constatera qu’il n’oublie pas de filmer les transformations de la ville et du Japon et leurs évolutions architecturale et environnementale. Tous ses films sont parsemés de plans d’affiches, de panneaux, sans oublier les bateaux, les trains ainsi que des plans plus naturels comme des rivières ou des plages. Faisant partie intégrante de son cinéma, ces plans sont ici regroupés en catégories (affiches et panneaux ; linges, fumées et poteaux électriques ; mers et rivières ; trains et voitures), et chaque petit clip regroupe tous les plans concernés par le thème. On redécouvre alors sous un regard nouveau toute la filmographie d’Ozu (chaque plan est accompagné du titre du film où il apparaît), le tout accompagné d’une bande originale.
Romain Leclercq.
Il était un père d’Ozu Yasujiro. Japon. 1942. Disponible dans le coffret « 6 films rares ou inédits » d’Ozu Yasujiro chez Carlotta Films le 19/03/2024.