Masahiro Shinoda Fleur pâle 1964

VIDEO – Fleur pâle de Shinoda Masahiro

Posté le 7 février 2024 par

La sortie dans un combo Blu-Ray, par Carlotta, de Fleur pâle et Gonza, le lancier de Shinoda Masahiro, prolonge la découverte en vidéo de cette figure méconnue de la Nouvelle Vague japonaise. Après l’édition de Silence et L’Etang du démon, l’occasion de découvrir, en version restaurée 4k, un des premiers et un des derniers films de l’auteur. Film par Marc L’Helouglac’h ; Bonus par Flavien Poncet.

Muraki (Ikebe Ryo) est un yakuza tout juste sorti de prison. Dans une maison de jeu clandestine, il est attiré par une mystérieuse jeune femme prénommée Saeko (Kaga Mariko). Bien que Saeko perde beaucoup, elle demande à Muraki de lui trouver une table où elle puisse parier encore plus gros. Les deux personnages nouent une intense relation réciproque et destructrice.

 

Le goût de l’abîme, du sang et de la mort

 

A-t-on vu une ouverture de film aussi maîtrisée et signifiante que celle de Fleur pâle ? Chaque plan, chaque phrase prononcée par le « héros narrateur », servent de toile de fond à l’histoire en même temps qu’ils annoncent le drame à venir. Tout est dit. Cette ouverture est déjà la conclusion du film. La vie est un éternel recommencement mais dans cette boucle invariable on trouve quelques singularités, quelques frissons nouveaux et remarquables. Une conception qui rejoint la poétique baudelairienne de la modernité et du beau, composé « d’un élément éternel, invariable » et « d’un élément relatif, circonstanciel ». Fleur pâle s’inscrit dans son époque : le Japon d’après-guerre, son boom économique et ses mutations culturelles, vécus par un yakuza de l’ancien monde, dépassé et incrédule. De l’aveu de Shinoda, Les Fleurs du mal et, d’une manière plus générale, les conceptions esthétiques de Baudelaire sont une influence majeure de ce film. Des Fleurs du mal, Fleur pâle a retenu le goût de l’abîme, du sang et de la mort. Et sa propension à inscrire les mœurs et tendances (fugaces et passagères) des années 1960 dans un Japon censément immuable. C’est forcément détonnant.

Le film s’ouvre par un plan d’une sculpture d’Asakura Fumio installée dans la gare d’Ueno à Tokyo : « la statue des ailes ». Sculptée dans le style de Rodin, elle symbolise la volonté humaine de s’élever au-dessus des nuées. Salut, liberté et transcendance. Las, cette statue trône justement parmi les foules de la gare qui s’activent entre deux trains. Suivent plusieurs plans de cette foule, dans la gare, dans un train, dans les rues. Ça grouille d’activités humaines. Le boom économique du Japon défait d’après 1945. La voix off du narrateur, Muraki, annonce la couleur : « Pourquoi vivons-nous comme des sardines en boîte ? Les hommes… drôles d’animaux ! » On pense à cette phrase de Céline dans Voyage au bout de la nuit : « comprimés comme des ordures qu’on est dans la caisse en fer, on traverse tout Rancy, et on odore ferme en même temps, surtout quand c’est l’été. » Muraki poursuit sa réflexion sur le genre humain : « à quoi pensent-ils ? On dirait des morts vivants. Ils font semblant de vivre. Pourquoi est-ce si grave d’en tuer, rien qu’un seul ? » On pense à Camus et à L’Étranger. L’homme absurde.

Masahiro Shinoda Fleur pâle 1964

L’action se poursuit dans une salle de jeu clandestine où une dizaine de personnes se rongent les sangs sur leurs paris. C’est cérémoniel, c’est religieux. Drôles d’apôtres mis en Cène et accrochés aux psalmodies du croupier au nom du Dieu Argent. Union de cols blancs et de yakuzas. Aux liasses de billets répondent les hanafuda, ces cartes de jeu arborant des dessins Art Nouveau de fleurs – évidemment luxuriantes et vénéneuses. Parmi les apôtres, une autre fleur, celle du film : Saeko. La « passante » baudelairienne de cette histoire : une jeune de fille de son époque (Kaga Mariko est le visage féminin du Japon des années 60). Un plan plus large de cette Cène, filmé à travers l’armature d’une porte coulissante : prison symbolique – ou déjà vécue et à venir. La bande sonore : l’œuvre de Takahashi Yuji et Takemitsu Toru, influencés par le compositeur Iannis Xenakis et sa musique stochastique inspirée des mathématiques. Une musique nouvelle qui se veut rationnelle et universelle, en rupture avec les élans romantiques. La musique d’un nouveau monde (anxiogène).

En cinq minutes, Shinoda en dit plus qu’un livre d’histoire sur le Japon de l’après-guerre mais aussi sur l’évolution des courants esthétiques et philosophiques depuis le milieu du XIXème siècle et un certain état du cinéma des années 1960. Par ses références et sa mise en scène, il crée un syncrétisme puissant entre la modernité théorisée par Baudelaire et la contemporanéité mi-existentialiste mi-nihiliste post-1945. Ce qui est esquissé dans ces cinq minutes sera illustré dans la suite du film à travers la relation tumultueuse, troublante et troublée entre le yakuza largué Muraki et la pauvre petite fille riche Saeko.

 

La banque est trop petite

 

Distribué en 1964, Fleur pâle est le neuvième long métrage de Shinoda, tourné juste après Les Larmes sur la crinière du lion. Dans ce dernier, et d’après un scénario de Terayama Shuji, Shinoda met en scène un Japonais pauvre, ancien soldat en Nouvelle-Guinée, payé pour taper sur d’autres Japonais pauvres, et ce pour le compte d’une bourgeoisie japonaise téléguidée par une puissance étrangère. Un héros désespéré, émule de Raskolnikov, dans un Japon en perte d’identité et sous domination étasunienne après la débâcle de 1945. Ce Japon « occupé » et en pleine reconstruction économique et culturelle sera le théâtre de nombreux films des années 60, chez Oshima, Yoshida et Wakamatsu. Dans Masculin / Féminin, Godard définit la jeunesse française comme les enfants de Marx et la bombe atomique. Remplacez Marx par Coca-Cola et vous avez la définition littérale de la jeunesse japonaise en ce début des années 60 (Marx se substituera progressivement à la boisson gazeuse et sucrée au cours de la décennie).

Fleur pâle est l’adaptation d’un roman d’Ishihara Shintaro, le Françoise Sagan nippon qui a popularisé le concept de « Tribu du soleil », la jeunesse japonaise élevée au consumérisme et au capitalisme dans un Japon en reconstruction accélérée (et sous tutelle étrangère) depuis la débâcle et les ruines de 1945. Une jeunesse incarnée ici par Saeko, fille de bonne famille qui répond à l’absurdité de sa vie en brûlant la bougie non par les deux bouts mais directement au chalumeau par le milieu. Live fast, die young. État d’esprit du « tout, tout de suite » et du désespoir de trouver l’excitation dans l’excès et le danger : le jeu, la vitesse, la came, le meurtre. Fort à propos, l’amour est absent car il est altruiste. Or Saeko ne se baigne que dans les eaux glacées du calcul égoïste. Quand le chemin du capitalisme et de la consommation sans limite croise celui du nihilisme et de l’autodestruction. Carrefour du temps présent. Saeko le dit justement à Muraki : pour elle, la banque des salles de jeu locales est trop petite. Il lui en faut toujours plus pour avoir le sentiment d’exister.

Masahiro Shinoda Fleur pâle 1964

Muraki, incarnation de la vieille conscience nippone, se retrouve fasciné et effrayé par cette jeunesse brûlante dont les codes ont aussi contaminé la pègre. Les clans sont maintenant dominés par des spéculateurs qui se plient aux impératifs de l’époque et à la globalisation des marchés financiers. D’où la logique boursière de fusions/acquisitions et de concentration des clans locaux pour fonder des holdings du crime. Holdings détenues par des bosses qui miment, avec ridicule, les capitalistes occidentaux, comme dans cette scène hilarante où deux croûtons véreux, dans un intérieur peu japonais, s’essaient à un dîner à l’occidentale sous l’œil rieur d’une reproduction de la Joconde. Ce simulacre de respectabilité n’en cache pas moins un nihilisme forcené et une fuite en avant dans la violence, y compris chez les jeunes loups yakuzas dont un énigmatique héroïnomane qui joue volontiers des couteaux et des aiguilles sans respect pour ses aînés. Une vision extrême de l’évolution de la pègre d’après 1945 qui sera magnifiée plus tard par Fukasaku Kinji dans Combats sans codes d’honneur, jusqu’au nihilisme chimiquement pur de Cimetière de la morale (où l’héroïne joue un grand rôle).

Masahiro Shinoda Fleur pâle 1964

Fleur pâle est donc ce film hybride où il est question de ce Japon post-1945 contaminé et intégré dans un mouvement de mondialisation qui détruit et transcende les spécificités nationales. D’où ces références aux arts du XIXème siècle (Baudelaire, Rodin, l’Art Nouveau), aux conceptions existentialistes et absurdes (Camus) et aux nouvelles tendances (la musique inspirée de Xenakis). Dans ce monde hybride, les personnages sont autant d’automates qui répondent à des partitions archétypales avec les figures du voyou, de la femme fatale et du capitaine d’industrie véreux. Shinoda réussit la parfaite symbiose entre un monde « chaud » développé par le romantisme européen (l’individu supposé libre dans un monde ouvert à toutes les possibilités) et un monde « froid » et scientifique développé par la technique où l’humain est écrasé sous le poids des structures et des machines dans un environnement lisse, clinique et aseptisé. Cette opposition entre ces deux mondes, « chaud » et « froid », sera mise en scène quelques années plus tard par Yoshida Kiju dans Eros + Massacre et, surtout, Purgatoire Eroïca, avec ses personnages écrasés par leur environnement (physique et mental) et radicalement excentrés dans tous les plans.

Fleur pâle est le croisement de ce romantisme finissant et vénéneux, broyé par les logiques et structures du monde contemporain. Muraki y agit comme un Des Esseintes prisonnier dans un univers mental brutaliste qui ne dit pas son nom.

BONUS

Les bonii du Blu-Ray offrent deux témoignages pour explorer les secrets du film : l’un de Shinoda lui-même, l’autre de Stéphane du Mesnildot, critique et spécialiste des cinémas asiatiques.

Esthétique de la clandestinité : dans cet entretien du cinéaste, réalisé à Tokyo en août 2006, et repris de l’édition DVD du film par Wild Side en 2008, Shinoda parle de Ishihara Shintaro, romancier dont le film adapte une des œuvres. Il raconte ce qu’ils ont en commun (notamment le sentiment sur la confusion de l’état du Japon après la Seconde Guerre mondiale) mais aussi ce qui les a distingués dans le processus d’adaptation. Il témoigne également, élément important pour déterminer sa singularité dans l’Histoire du cinéma japonais, que le monde décrit alors par Ozu ne convenait plus à sa génération.

Shinoda nous apprend que le choix de son acteur principal, Ikebe Ryo, a été guidé par le volonté de trouver quelqu’un de moins politique, qui pourrait exprimer l’hébétude qui était la sienne en tant que jeune citoyen japonais. Il explique avoir notamment opté pour cet acteur parce que son visage affichait la tristesse d’un masque nô.

Au sujet des jeux de carte, un des grands mystères du film, le cinéaste nous informe que les jeux de carte ont d’abord été introduits par les Hollandais au Japon, puis popularisés par les jeux chinois (rappelant, au passage, les origines de Nintendo comme fabricant de jeux de cartes). Il précise que les cartes Hanafuda, utilisées dans le film, sont chargées d’une esthétique qui, pour lui, incarnait la poésie du film noir : « Les joueurs mettent leur vie en jeu tout en profitant de dessins raffinés« , dit-il.

Pendant l’entretien, en faisant la généalogie des yakuzas, dont Fleur pâle reprend la mythologique, il rappelle que leur goût pour le pouvoir et les marginaux, en opposition au rationalisme et au progressisme de la gauche, les ont naturellement versés vers l’extrême droite.

Par ailleurs, et sans vous dévoiler l’ensemble des secrets de tournage qu’il révèle, l’auteur revient sur le reproche que le studio Shochiku et le public lui ont fait à propos du manque de scénario. Reproches qui font la liberté du film mais aussi sa limite et dont on peut suspecter qu’elle aura produit, par réaction, une présence plus forte de la dramaturgie dans les films suivants du cinéaste.

Fleur du mal : dans cette analyse de plus de 20 minutes par Stéphane du Mesnildot, plusieurs éléments extérieurs nous sont donnés pour éclairer la lecture du film. Émaillée d’extraits du long-métrage, on apprend, entre autres que : « Yakuza » signifie « 8,9,3 », soit la combinaison perdante aux jeux. Par cette appellation, les gangsters japonais se définissent donc comme des losers. Stéphane du Mesnildot présente le film comme une version d’avant garde du yakuza-eiga, différent de la bestialité de ceux de Fukasaku. Il défend Fleur pâle comme une œuvre plus proche du ninkyo-eiga (le film chevaleresque, ce qu’est Gonza, le lancier, l’autre film du combo Blu-Ray). Le critique nous apprend que Shinoda lisait Les Fleurs du mal de Baudelaire pendant le tournage. En égrainant son intervention de faits sur le genèse de la production et de jugements critiques, il sonde la mécanique formelle de la mise en scène et explore la généalogie de son imaginaire. Il revient aussi sur l’acteur principal Ikebe Ryo en insistant sur l’éclectisme de sa filmo : de Ozu aux films de fantômes, en passant par Naruse et, donc, les yakuza-eiga. Kaga Mariko est présentée comme la jeune actrice célèbre des années 50, récurrente dans la Nouvelle Vague nippone et équivalente de la croisée entre Bardot et Karina. Enfin, Stéphane du Mesnildot présente les principaux co-créateurs (les acteurs, le compositeur de la musique, etc.), jusqu’à Shinoda qu’il distingue de ses confrères de la Nouvelle Vague (Oshima et Yoshida) par son sens « apolitique » du cinéma et au style entre Godard et Resnais.

Fleur pâle de Shinoda Masahiro. Japon. 1964. Disponible en Blu-Ray le 06/02/2024 chez Carlotta Films