Kim Jee-woon revient au grand écran après un détour par Apple TV pour sa délirante série de science-fiction hitchcockienne, Dr. Brain. Dans Cobweb, sélectionné au Black Movie 2024, il met en scène un tournage dans les années 70 vu comme une parabole de la situation coréenne passée et présente.
Séoul, 1970 : le réalisateur Kim souhaite refaire la fin de son film « Cobweb ». Mais les autorités de censure, les plaintes des acteurs et des producteurs ne cessent d’interférer, et un grand désordre s’installe sur le tournage. Kim doit donc surmonter ce chaos, pour achever ce qu’il pense être son chef-d’œuvre ultime…
Il est étonnant, dès les premiers plans, de reconnaître l’œuvre du cinéaste, père du cinéma coréen contemporain, Kim Ki-young. On reconnaît illico son chef-d’œuvre, et œuvre matricielle de la génération de cinéastes dont Kim Jee-woon fait partie (avec Park Chan-wook, Bong Joon-ho, Im Sang-soo, Kim Ki-duk…), La Servante, réalisé en 1960. Puis par un cut, on réalise que cela n’était que le rêve du réalisateur Kim (Song Kang-ho). Ce cut nous fait passer d’une mise en scène maniériste propre aux influences hitchockiennes de l’œuvre de Kim Ki-young à un grand angle assez violent sur le visage de Song Kang-ho. Cette logique de grand angle va servir de liant à la logique poreuse qui infuse l’œuvre dans un premier mouvement. Le cinéaste Kim veut à tout prix faire un chef d’œuvre pour prouver qu’il n’est pas un réalisateur de seconde zone ou un imposteur dans l’ombre d’un cinéaste beaucoup plus talentueux dont on apprendra les circonstances de sa disparition. Cette aliénation va être le moteur de la mise en scène de Kim Jee-woon, avec ses jeux de reflets, de miroirs, de compositions surlignées, de surcadrages et de diffractions. Le cinéaste va faire preuve de toute la maestria qu’on lui connaît pour brouiller les pistes entre la fiction, le rêve et la réalité. Ces trois strates existent sur le même plan dans la tête du réalisateur Kim. Plusieurs fois, le grand angle près du visage ou de la tête de Song Kang-ho qui fait exister son corps, et le monde dans un seul plan clair, nous fait ressentir la porosité de la situation. Tout comme le jeu avec les décors et le montage, qui nous fait passer d’endroits réels comme le bureau à des endroits artificiels comme un salon d’appartement par un jeu de cut et de valeurs de plans. Cette diffraction et dédoublement des espaces va aussi affecter l’ensemble de l’équipage de tournage dont on suit les pérégrinations dans ce qui va devenir un huis-clos. S’installe alors une logique de voyeurisme, de fuite du regard, de secrets dans l’espace du studio qui semble être dans un premier temps un espace mental, celui de ce cinéaste qui est au bord de la rupture. Mais Kim Jee-woon ne s’arrête pas là. Il épouse ce jeu de diffractions du regard et d’aliénation pour instaurer des strates comme des vases communicants. Plus l’œuvre digresse, plus ces strates nous révèlent le cœur de toutes ces machinations. Ce n’est pas seulement l’esprit d’un cinéaste que l’on visite, ni celui d’un tournage, c’est aussi un miroir sur la singularité d’un regard.
Au début du film, les collaborateurs japonais rencontrent la jeune productrice qui veut présenter le réalisateur Kim. Ils veulent prendre une photo avec lui dans une église qui sert de décor. Le réalisateur Kim se met au milieu de la photo, avec derrière lui, le vitrail et une lumière. C’est un élu. Il est touché par la grâce comme une malédiction, une vision d’un buisson ardent. Le réalisateur est vu comme une figure messianique qui doit faire un chemin de croix pour « montrer l’absurdité de l’existence humaine », comme il le dit lui-même. Dès lors, le tournage n’est pas seulement un espace mental, c’est aussi une église. Une femme enceinte d’un père inconnu (immaculée conception), deux femmes pour un rôle (la vierge et la prostituée), les apôtres qui accompagnent l’élu dans sa quête, et encore une fois, ce grand angle sur un crucifix au-dessus du réalisateur quand il est seul dans l’église. Il doit accomplir un miracle, mais surtout il doit diffuser sa bonne parole, sa croyance. Le cinéma serait donc une forme d’évangile moderne qui montrerait à un peuple, le droit chemin, ou au moins l’impasse vers laquelle il se dirige. Il faut se rappeler que les œuvres de Kim Ki-young sont surtout des contes moraux, la seule forme qu’autorisait la censure coréenne de l’époque pour justifier les situations subversives et sulfureuses que le cinéaste mettait en scène. Ces films ont accompagné une vague d’évangélisation de la Corée du Sud à leur insu. Ces œuvres rappelaient aux Coréens que s’ils dépassaient les limites, ils tomberaient dans les mains du diable. Le diable est le doute, la dualité, mais surtout le double. Pour un peuple qui était divisé, le double devenait la figure du mal. L’œuvre de Kim Jee-woon joue également de cela, dans sa logique de double récit. Il existe une fiction mais aussi la réalité, mais laquelle correspond à la vérité de l’histoire coréenne ? Le studio se métamorphose encore une fois, d’espace mental à église, il devient une allégorie de la péninsule.
La dualité au cœur de l’œuvre va beaucoup plus loin que celle des contrastes entre les actrices, ou entre le réalisateur Kim et son mentor Shin. Le trouble survient quand on réalise que le visage de la star féminine du film, Han Yu-rim (Krystal Jung), ressemble à Lee Eun-shim qui jouait la célèbre servante dans le film de Kim Ki-young. La porosité de la fiction et du réel se fait également entre le présent et le passé, mais aussi entre les fictions. Dans le film que réalise Kim, on reconnaît des plans de La Servante, mais aussi de La Femme du feu (1971), de La Femme insecte (1972) , et d’autres œuvres de Kim Ki-young. Bien sûr, la porosité du film qu’orchestre Kim Ki-young est aussi infusée par les références de Kim Jee-woon, celle du cinéma US, du cinéma européen et japonais. Le trouble est évidemment apporté par la femme, celle qui révèle, qui transgresse car si elle correspond à cette figure de corruptrice dans l’imaginaire chrétien, son double, la chamane, est une figure émancipatrice, révélatrice, dans la tradition coréenne. C’est celle qui peut voir le visible et l’invisible mais surtout elle est le réceptacle des voix, et des souvenirs de l’au-delà. Les figures féminines de l’œuvre se reconnaissent justement au fait qu’elles ne suivent aucune règle ; ce sont celles qui vont bouleverser le tournage, comme la société coréenne. Le double du cinéaste est, dans une forme d’adage éculé, son actrice. Dans la société coréenne actuelle autant que dans celle de l’époque, la transgression féminine est révélatrice des maux de la péninsule. Mais au-delà des contes moraux, des figures archétypales, les œuvres de Kim Ki-young avaient aussi une matière sociale. Au détour d’une phrase, on comprend que le réalisateur Kim veut faire de même quand il doit justifier que son film n’est pas un « film anarchiste ».
Dans le film dans le film se joue une confrontation de classe et une confrontation de sexe, une femme âgée tue son mari et des femmes plus jeunes tentent de se libérer du mariage et de la servitude économique. A la mesure des reconfigurations de cette mise en abyme se révèlent les situations qui inquiètent le pays selon le regard du producteur, d’abord film d’auteur sur l’absurdité humaine, il devient un drame commercial à l’arrivée de la productrice plus âgée, puis devient un film de propagande anticommuniste à l’arrivée du président du studio, lui aussi nommé Kim. Dans La Servante de Kim Ki-young, nous suivons les déboires de la famille Kim. L’œuvre à travers ce studio isolé comme la péninsule coréenne devient une allégorie de cette dernière. Il faut alors se rappeler la présence des collaborateurs japonais au début de l’œuvre mais aussi l’indication que cette dernière se déroule au début des années 70. Cette période est particulière dans l’histoire des deux Corées qui furent traitées par le Japon à égalité. Au début des années 70, les relations économiques entre la Corée du Nord et le Japon sont les mêmes que celles de son double, le Sud. La présence des Japonais nous indique justement l’ambiguïté politique de la période. Les références coréennes de l’œuvre, comme les références occidentales, nous rappellent également que la Corée du Sud a entrepris une sorte de roman national durant cette période où justement elle se réclamait de l’influence des cultures européennes, de l’économie US, de l’imaginaire japonais et hongkongais. C’est ce que nous donne à ressentir Kim Jee-woon : la Corée du Sud dans le feu de la guerre, dans le feu de la folie créatrice/destructrice, s’est forgée un mythe, une fiction. C’est cette dernière qui condamne le réalisateur Kim et son équipe à l’enfermement et à la réécriture constante. La Corée du Sud s’est mise en scène sur la scène internationale dans une sorte de récit mythique qui nourrit le cinéma coréen depuis. Ce double qui est hors-champs, absent et qui pourtant hante le film comme la vision du cinéaste d’un Icare, c’est la Corée du Nord, qui s’est brulée les ailes en voulant s’affranchir de la matière du monde pour un idéal. Le feu, c’est celui de la guerre, mais aussi celui des révoltes. Et pour enfoncer le clou, La Servante de Kim Ki-young sort en 1960, année trouble pour la Corée du Sud, où la jeunesse prend la rue contre le gouvernement répressif. L’année 1960 est connue comme celle de la chute d’une première strate de la répression, c’est l’année des deux « élections ». La toile est donc l’écran du mythe coréen qui cache la réalité de sa création. Ce grand spectacle rejoue la prédation économique à tous les niveaux sur les écrans de la Corée du Sud depuis 60 ans. Ce spectacle s’est diffracté dans les écrans de télévisions puis sur les portables et tablettes avec les survival show et les idols qui ne sont que des concours, des compétitions qui refont à leur échelle, le mouvement macroscopique du néolibéralisme qu’a embrassé le pays dans les années 90 avec une révolte, encore une fois, détournée par les puissances économiques. Souvent d’ailleurs, ces compétitions qui donnent les groupes les plus connus et les plus rentables de la planète aujourd’hui s’appuient sur des rivalités féminines comme dans le film. Et puis il y a ce dernier niveau, que nous révèle la dernière scène dans un cinéma.
Le réalisateur Kim, c’est bien sûr Kim Jee-woon lui-même. On y voit un plan de l’une des actrices avec ses cheveux qui recouvrent le visage dans une forêt rappellent un fantôme japonais (2 Sœurs), un homme qui doit accomplir une mission échoue car son désir lui fait sortir du cadre (A Bittersweet Life), un enchaînement de situations aussi comiques que macabres dans le but de faire tourner un business (A Quiet Family), un homme sombre dans la folie à la recherche de son double fou (J’ai rencontré le diable). Dans cette salle de cinéma où tout le monde applaudit comme à Cannes lors de sa projection, le visage de Song Kang-ho, alter ego de Kim Jee-wooon dans sa filmographie, est terne. Qu’est-ce qu’on applaudit si ce n’est la constante révélation de l’impasse qui nous attend comme un spectacle du présent sans cesse répété depuis un demi-siècle ? Le cinéaste Kim (Jee-woon) avait déjà réussi à capter l’absurdité de l’existence humaine. Il ne s’agit plus seulement de ça. Il s’agit de capter l’absurdité d’un pays et de son double imaginaire, son cinéma. Tout est là sur l’écran, pourtant rien ne change. Tout est là depuis 1960, pourtant rien ne change. L’araignée d’abord en CGI, puis en effet concret avec des jeux de montage, puis en différentes formes, c’est le cinéma comme artifice ; elle absorbe tout. C’est peut-être un chef d’œuvre d’une nation comme fiction, mais à quel prix ?
Kephren Montoute
Cobweb de Kim Jee-woon. Corée. 2023. Projeté au Festival Black Movie 2024