Premier film du second volume dédié au cinéma japonais indépendant édité par Spectrum Films, Melancholic de Tanaka Seiji est un petit film qui a fait parler de lui et qui a été primé dans de nombreux festivals tels que le Tokyo Film Festival ou bien encore le Nippon Connection en 2019. Revenons sur cet étrange drame aux relents de thriller aussi comique que grinçant, oscillant entre le Sono Sion de Cold Fish et l’univers violent et mélancolique de Toyoda Toshiaki.
Kazuhiko, jeune diplômé de la Todai, ne sait pas quoi faire de sa vie et refuse de prendre le chemin tout tracé que lui réserve la prestigieuse université. En rencontrant une ancienne camarade de lycée, il va postuler pour devenir agent d’entretien dans des bains publics. Il se rendra rapidement compte qu’après la fermeture des bains, le patron et son autre employé se livrent à des activités criminelles.
Melancholic est un film à la tonalité très étrange : s’il tend souvent vers la comédie noire, il ne semble pas tant rechercher le rire que la gêne. S’il tend tout aussi souvent vers le thriller à la sauce yakuza eiga moderne, jamais il ne tient à mettre en place une réelle tension ou bien une mise en scène viscérale de la violence. Tout le film repose, d’une manière assez maligne, sur un principe de rupture. Tanaka Seiji pousse le vice au point d’instaurer parfois un sentimentalisme d’assez mauvais goût (avec notamment une utilisation de la musique assez irritante) pour instantanément faire suivre une scène d’une froideur inégalable, débutant souvent par un silence plombant contrastant grandement avec la mièvrerie musicale précédente. De ce tempo comique assez banal, il ne construit pourtant pas une scène comique, mais bien une scène dramatique assez triste et touchante. Il faut donc se préparer au visionnage de Melancholic tant il n’est pas aimable avec son spectateur. Portant très bien son titre, le cinéaste s’engage dans une exploration de la mélancolie pure, en en revenant presque au sens médical du terme. Notre personnage principal est clairement dans un état de dépression assez avancé : il semble ne rien vouloir faire de sa vie, il erre aussi bien dans le film que dans le cadre qui ne sait jamais vraiment comment le saisir. Cette caméra portée, plus qu’un simple effet de réalisme ou d’amateurisme, est avant tout une retranscription assez littérale, et peu subtile, du point de vue instable de Kazuhiko. Et comme de nombreux cas de dépression, la situation du personnage n’est pas un long spleen d’agonie qui ne fait que plonger : tout comme la forme du film, la vie du personnage est faite de ruptures aussi violentes que ridicules entre des moments de mièvrerie heureuse et d’horreur et de tristesse glaciale. Cet aspect très rude envers le spectateur est bien le point névralgique du film : autant il apporte un certain charme au métrage, mais aussi une empathie envers son personnage principal avec cette dépression formellement exprimée, autant il met à l’écart tant il fonctionne par ruptures violentes et images mal aimables. Le talent du cinéaste étant peut-être de déclencher la rupture toujours au bon moment : il l’opère généralement quand l’aspect mièvre et/ou ridicule commence à prendre trop le dessus, en le laissant donc assez vivre à l’image sans pour autant permettre la possibilité de percevoir un potentiel premier ou second degré avant cette rupture. Le spectateur sera très souvent mis dans une position désagréable où le point de vue porté par le cinéaste sur ses personnages n’est plus certain et où le ton du film est mystérieux, ce qui fonctionne parfois diablement bien et ce qui parfois tombe un peu à l’eau.
C’est peut-être sur l’écriture, ou plutôt la construction de son récit, que Melancholic pèche le plus. Dans sa visée esthétique et narrative, il montre de manière très crue la dépression de son personnage principal. En parallèle de ceci, il tente de dépeindre le milieu de Kazuhiko (sa famille, son travail, son entourage) en démontrant à quel point il s’agit, malgré sa réussite dans la prestigieuse Todai, d’un jeune homme tout à fait banal et dont le quotidien n’est étranger à personne. Sa recherche de travail se fait non pas dans des grandes entreprises recherchant des candidats qualifiés mais plutôt dans les petites annonces, son chômage pèse sur ses parents chez qui il vit encore… En bref, il est dans la moyenne du jeune adulte un peu perdu. Cet aspect très réaliste de la narration (mais aussi de la mise en scène) rentre souvent en conflit avec la visée esthétique du métrage : une dépression filmique. Comme dit précédemment, ce conflit est souvent bénéfique puisqu’il traduit mieux que n’importe quelle scène explicite et misérabiliste ce qu’est le quotidien de la dépression : un long fleuve instable oscillant entre le pire et le moins pire. Mais le cinéaste semble parfois s’éparpiller et ne pas réussir à se placer vis-à-vis de son film. L’aspect comédie noire du film, avec ses nombreuses blagues grinçantes et ses situations plus qu’absurdes (tel que son postulat de départ concernant les activités criminelles de l’entreprise que nous ne révèlerons sciemment pas), n’est peut-être pas assez poussé pour fonctionner pleinement dans ce chaos paradoxal. Il en est de même pour l’aspect thriller du film qui fonctionne en dents de scie, principalement au désavantage du film. Mais probablement qu’aller dans le sur-régime, ou bien le sous-régime, dénaturerait profondément l’expérience de Melancholic qui se veut mal-aimable, fragile et constamment tiraillé entre des directions diamétralement opposées.
Ce tiraillement, centre du film, est aussi celui de deux personnages : Kazuhiko et son acolyte de ménage Matsumoto contre leur patron qui, malgré son apparente bienveillance, travaille avant tout dans le maintien d’un statut quo. Le propos du film se révèle très clair dans ce qu’il convoque politiquement vis-à-vis du Japon contemporain (et plus globalement de la condition japonaise contemporaine) : il y a une génération plus jeune qui est, soit dépressive, soit aliénée (dans le travail pour des grandes sociétés, ou bien plus simplement dans un travail qui enferme les personnages dans une position de victime éternelle) ; et une génération plus vieille aux rênes du pouvoirs, qui pour les plus mauvais sont globalement satisfaits de ce système d’exploitation aliénant et pour les moins pires sont déprimés, mais ont trop peur de se diriger vers autre chose que la situation hégémonique déjà en place. La dépression plastique se révèle alors empathique, puisqu’elle prend clairement le parti de son personnage principal et donc de cette jeune génération qui essaye de s’en sortir, tout en traduisant le tiraillement que chaque personnage peut subir. Mais le film reste globalement bien plus intéressant dans ce qu’il a d’esthétique, dans son travail à l’image des questions de dépression, de domination, de l’absurdité à laquelle pousse le pouvoir, que dans son discours politique sur le Japon contemporain et qui dans sa fin semble presque trahir, par optimisme sans doute, tous les précédents enjeux scénaristiques et politiques du film. Mais peut-on reprocher à Tanaka Seiji de voir un espoir dans le futur désabusé de ses personnages et donc de son pays ? Peut-on lui reproche son manque de clarté quant à la possibilité d’une solution qui, dans le film, semble bien trop simple et idéaliste après ce déferlement de noirceur aussi absurde que réaliste ? C’est ici la principale limite du métrage, qui n’est pas tant une limite du film lui-même que du spectateur qui se devra de se contenter, ou non, de ce happy end aux relents amers après un tel étalage de noirceur.
Melancholic est donc une œuvre bien étrange qui mérite, malgré ses nombreuses faiblesses, son visionnage. Le cinéaste arrive à faire fonctionner son dispositif très fragile malgré quelques fausses notes. Mieux, il arrive toujours à tirer le meilleur de ces fausses notes pour finalement nous surprendre. Loin d’être un visionnage agréable, il ravira tant les spectateurs curieux et amateurs d’étrangetés que les spectateurs en recherche d’un cinéma ambitieux et audacieux.
BONUS
Le court-métrage Melancholic : avec un postulat de départ identique et les mêmes personnages, ce court-métrage, à l’origine du long, se révèle être radicalement son négatif. Furieusement drôle, avec un rythme effréné et complètement désabusé (mais aussi des personnages détestables pour lesquels l’empathie n’est jamais présente et un discours radicalement différent sur le même thème que le long), Melancholic (court) se révèle aussi charmant que bancal. De nombreux problèmes sont en effet flagrants : tout d’abord, la mise en scène se cherche. Si celle-ci se veut bien plus aimable avec son spectateur que celle du long, elle se révèle malgré tout moins aboutie (même si plutôt jouissive). Aussi, malgré ce rythme effréné, la construction très étrange de la narration de ce court est un peu trop complexe pour un aussi petit film (15 minutes, générique inclus). Mais cet essai aux relents de punk et complètement trash vaut largement le coup d’œil : en se positionnant radicalement à l’opposé du long-métrage qui verra le jour par la suite, ce film de petit malin porte en germe toutes les qualités du long. L’écart entre les deux est flagrant, mais le talent du cinéaste est présent de manière égale dans ces deux productions. De plus, il faut saluer l’initiative : le marché du court-métrage étant souvent cantonné aux festivals et se trouvant d’autant plus inaccessible lorsqu’il s’agit de court-métrages étrangers, le rendre ici accessible est une véritable bonheur pour ce format souvent boudé.
Q&A du réalisateur et des acteurs : cette séance de Q&A dans l’un des cinémas japonais diffusant le film lors de sa sortie nous permet d’assister à un échange entre le trio central à l’origine du film (les acteurs Minagawa Yoji et Isozaki Yoshitomo et le réalisateur Tanaka Seiji) et le public japonais. Les questions affreusement spécifiques et souvent peu intéressantes auront tendance à irriter, mais la capacité de Tanaka Seiji à réussir, tant bien que mal, à délivrer une réponse plus ou moins intéressante permet de tenir. L’on y apprend plus sur l’équipe réduite et amateure du film, provenant originellement d’une troupe de théâtre (vivier du cinéma japonais indépendant contemporain), ainsi que sur les intentions de ce dernier.
Making-of : petit document sympathique, mais sans grand intérêt, l’on y suit la toute petite équipe du film dans un tournage qui a semblé aussi plaisant que détendu. Loin des making-ofs nous montrant une production compliquée ou bien insistant sur les défis rencontrés lors du tournage ou bien à l’inverse du produit promotionnel totalement superficiel, nous assistons plutôt à une vidéo qui se rapproche presque du vlog entre amis. Les Meldois seront heureux d’y croiser, au détour d’un plan, un très grand Brie de Meaux lors du discours de l’un des acteurs, tandis que les fans du film seront ravis d’assister à l’alchimie présente sur le plateau, notamment entre cette dream team formidable composée des deux acteurs principaux Minagawa Yoji et Isozaki Yoshitomo, ainsi que le réalisateur Tanaka Seiji. Le document permet aussi d’attester de l’équipe très réduite à l’origine du projet, tout comme de la technique très particulière (et à rebours des tournages traditionnels) employée afin de mettre le film sur pied. Loin d’être totalement inintéressant, il reste tout de même assez longuet et n’apporte finalement que très peu. Il est aussi regrettable que sur la demi-heure consacrée au tournage, l’équipe technique et ses méthodes ne prennent au final que très peu de place et sont presque invisibles, en dehors de quelques plans.
Les bonus de ce premier film du coffret sont donc assez inégaux. Mais seulement pour le court-métrage, aussi amateur et bancal soit-il, ils valent le détour. Puisque c’est bien là que réside l’idée derrière les coffrets « Cinéma japonais indépendant » de Spectrum Films : rendre accessible en France des œuvres marginales méritant, tout autant que les grosses productions, de se frayer un chemin jusque dans nos lecteurs.
Thibaut Das Neves
Melancholic de Tanaka Seiji. Japon. 2019. Disponible dans le coffret Cinéma japonais indépendant en novembre 2023 chez Spectrum Films.