Spectrum Films et son coffret Ishii Sogo nous donnent un accès inédit à cette œuvre follement protéiforme et culte qu’est Crazy Thunder Road.
Crazy Thunder Road sorti en 1980 n’est pas à proprement parler le premier film de Ishii Sogo : à la fin des années 70s, le réalisateur se livre à une série de courts-métrages furieusement punks et il tourne en 1978 un long-métrage adapté d’un de ses courts, Panic High School, commandé par la Nikkatsu et co-réalisé par Sawada Yukihiro. Cette expérience laissera une cicatrice dans la carrière du réalisateur. Très mécontent du résultat et se sentant totalement dépossédé de son film, il le reniera.
Crazy Thunder Road qui sort deux ans plus tard est donc un projet très particulier pour Ishii Sogo : c’est à la fois le film qu’il réalise pour valider la fin de son cursus universitaire, mais aussi le premier long-métrage qu’il réalise dans une totale indépendance et qui finira miraculeusement distribué dans les salles obscures nippones par une filiale de la Toei. C’est également le premier gros succès du réalisateur, ce qui lui donnera l’occasion de faire ensuite Burst City qui confirmera définitivement le talent de ce dernier.
Jin, adolescent turbulent d’un gang de motards japonais, se sent trahi lorsque que son chef quitte le navire. Si une partie de l’ancienne bande s’unit à d’autres gangs motorisés, l’autre rejoint une faction politique ultra-nationaliste et impérialiste. Jin, se retrouvant au milieu de tout ça, décide de rester fidèle à lui-même et de ne pas choisir.
Il est assez complexe de résumer ce film, tout comme il est aussi complexe d’en avoir une vision surplombante et schématique, tant ce qui le caractérise est avant tout un chaos diffus et continu, contaminant aussi bien la narration que ses images et sa bande sonore. Dès son introduction, le film nous propulse dans des problématiques nébuleuses de bosozoku (terme japonais désignant ces gangs de motards) en y injectant une furieuse dose de violence, empêchant ainsi réellement d’y voir les véritables tenants et aboutissants du récit. Ce qui ne fait pas pour autant office de repoussoir : à l’inverse, alors même que les enjeux sont nébuleux, Ishii propose avant tout une forme épousant parfaitement ce chaos ambiant nous invitant, dans le même temps, à s’y plonger. Le film se présente dès lors comme une aventure avant tout sensorielle.
Cette forme n’est pas sans rappeler le Scorpio Rising de Kenneth Anger : les deux films partagent cette fascination pour la figure du motard, baignent dans une bande sonore omniprésente et indissociable de la totalité du film (Scorpio Rising étant un panorama du rock de son époque, tandis que Crazy Thunder Road est un panorama du punk-rock japonais de son époque). Tous deux établissent également des liens subversifs entre une certaine figure ultra-masculine du motard, un certain homoérotisme, un certain ésotérisme et un certain fascisme. Dans la forme comme dans le fond, ces deux monuments cinématographiques se ressemblent, se répondent, cohabitent et communiquent. Il est tout à fait possible que ces correspondances aussi bien surprenantes qu’ingénues soient tout simplement fortuites. Si les motards nazis érotisés d’Anger renvoient directement les États-Unis aux névroses de sa culture populaire, il est évident ici que Ishii évoque des éléments avant tout propres au Japon. L’homoérotisme nationaliste est par exemple une évocation directe d’un certain imaginaire de l’extrême droite japonaise impérialiste puisant dans certaines traditions du Japon impérial en lien direct avec le bushido, l’univers idéologico-esthétique, Mishima Yukio étant l’exemple le plus évocateur en ce sens. Tandis que les gangs de motards anarchistes, de par leur violence et leur organisation, ne sont pas sans rappeler les mouvements de révolte japonais des années 60. Le point commun majeur entre les deux films est surtout leur capacité d’agir comme catalyseur culturel de leurs époques (par ailleurs, Ishii sur l’interview disponible en bonus rappellera à quel point son enfance dans la décennie 60 et 70 fut marquée par la violence, d’une part du suicide de Mishima en 1970, d’autre part par les actions de l’Armée rouge japonaise à la fin des années 60).
Mais contrairement à Kenneth Anger qui appose à Scorpio Rising un point de vue externe sur le rock de son époque, à la frontière entre la fascination et la répulsion, l’approche de Ishii Sogo est radicalement inverse : il se plonge dans le punk, il produit un objet punk jusque dans l’ADN même du film. Ainsi, l’aspect chaotique de Crazy Thunder Road se justifie par lui-même, il n’aurait pas pu être autrement puisque son auteur y exprime avant toute chose la primauté de sa liberté individuelle et artistique, à l’image de son (anti)héros Jin. L’introduction du film n’est là que pour mettre en place l’univers du bosozoku japonais, afin de s’attarder par la suite au parcours de Jin qui, dans le même mouvement formel que Ishii, ne choisira jamais un autre camp que le sien. Ni les motards anarchistes, ni les ex-motards devenus fascistes (avec lesquels Jin passera tout de même une bonne partie du film) ne sauront le convaincre d’une voie prédéfinie à suivre. Et c’est dans un final ultra-nihiliste, radicalement individualiste, agissant aussi bien comme un geste cinématographique désabusé que libertaire, que le film explose subitement au visage du spectateur. C’est par ailleurs ainsi qu’agit le charme presque naïf, mais nécessairement punk, de Crazy Thunder Road : tout y jouit d’une gratuité impromptue.
De par l’entreprise de Ishii, Crazy Thunder Road ne peut pas être un film parfait : il est parcouru de longueurs, il est parfois très opaque, mais surtout, il est radicalement engagé à ne ménager personne au visionnage. Ce revers négatif n’est que très mineur face aux conséquences esthétiques d’une telle radicalité : ce sont de véritables images inédites, de vrais chocs cinématographiques que propose ici Ishii. D’une simple scène de bagarre tombant petit à petit dans l’abstraction à une caméra souvent complètement folle et semblant totalement s’autonomiser du récit, sans oublier le dernier tiers du film qui, non content d’épouser radicalement la folie de son personnage principal, écorche au passage l’idée même de cohérence et bascule totalement dans le fantasme, Crazy Thunder Road est une étonnante et complexe expérience sensorielle.
BONUS
Ce premier volume du coffret Ishii Sogo propose un programme bien alléchant : Electric Dragon 80.000V et Crazy Thunder Road, tous deux des extrémités temporelles et esthétiques de la carrière du réalisateur et tous deux complètements inédits en France. Il est dommage que la qualité visuelle de Crazy Thunder Road soit un peu en deçà de ce que l’on pourrait espérer, l’image étant souvent plutôt floue, ce qui ne gâche cependant en rien le plaisir du visionnage et la rareté de ce qui est ici proposé. Il faut aussi noter que le boîtier dispose d’une magnifique jaquette réversible à l’effigie de Crazy Thunder Road.
Réplique du dossier de presse japonais de 1980 : ce joli petit fascicule non traduit propose des images du film en noir et blanc ainsi que des textes, notamment une interview du réalisateur. L’objet s’adressera en particulier aux fans hardcore du film qui, à l’aide d’un ami ou d’un traducteur en ligne, pourront se faire la joie de découvrir son contenu, ou simplement de l’apprécier pour son aspect visuel léché.
Interview de Ishii Sogo : dans cette longue interview, le réalisateur donne de nombreux éléments assez révélateurs sur Crazy Thunder Road ainsi que sur l’ensemble de sa filmographie. De sa jeunesse dans les décennies mouvementées des années 60 et 70 à sa passion pour le rock et pour le mouvement punk, tout le petit monde mental de Ishii Sogo se dévoile pudiquement, faisant de ce portrait du réalisateur un portrait générationnel. Il revient aussi plus particulièrement sur le tournant que représente Crazy Thunder Road dans sa filmographie, à la fois comme fin d’un premier cycle dans sa filmographie et comme début d’une carrière prometteuse.
Essai vidéo de Jasper Sharp : cet essai vidéo du spécialiste du cinéma japonais Jasper Sharp est très riche : en moins d’une trentaine de minutes, celui-ci donne un point de vue assez complet sur le jishu eiga, le cinéma japonais amateur/autofinancé. Ce dernier est à différencier du cinéma japonais indépendant puisqu’il n’est pas un circuit alternatif aux circuits commerciaux dominants, mais bien un circuit s’opposant à l’idée même de commercial. En l’inscrivant dans l’Histoire du cinéma japonais et en décrivant précisément quels sont les acteurs de ce cinéma, Jasper Sharp souligne l’importance du jishu eiga dans l’industrie japonaise mais aussi dans la constitution du cinéma japonais actuel. Cela lui permet en outre de rappeler que Crazy Thunder Road, plus qu’un film esthétiquement très libre et libertaire, est aussi et surtout une autoproduction de Ishii Sogo lui permettant une liberté aussi radicale.
Commentaire audio de Tom Mes : pour finir, quoi de mieux que de revoir le film avec les commentaires de Tom Mes, lui aussi spécialiste du cinéma japonais et comparse de Jasper Sharp ? Dans ce commentaire audio, Tom Mes abonde le spectateur de ses connaissances sur le cinéma japonais, plus particulièrement des années 70, 80 et 90 mais aussi sur la filmographie de Ishii Sogo. Si l’ensemble est parfois un peu brouillon, il regorge d’informations précieuses en donnant une lecture assez précise du film jusque dans l’analyse même des noms au générique et de leur rôle ainsi que leur évolution dans l’industrie. On y retrouvera aussi l’importance du Pia Film Festival dans l’essor du jishu eiga, ce bonus faisant donc également office de complément au bonus de Jasper Sharp, de même que l’importance de Crazy Thunder Road dans l’Histoire du cinéma japonais, agissant comme catalyseur culturel et générationnel de son époque.
Thibaut Das Neves
Crazy Thunder Road de Ishii Sogo. 1980. Japon. Disponible dans le coffret Blu-Ray Sogo Ishii Vol. 1 chez Spectrum Films en juin 2023.