INÉDIT – A Song Sung Blue de Geng Zihan : le bleu est une couleur froide

Posté le 21 juin 2023 par

Premier long-métrage de la réalisatrice Geng Zihan, A Song Sung Blue est un délicat coming-of-age inondé de lumière. Après une première mondiale à la Quinzaine des cinéastes de Cannes 2023, le film a été projeté en salles dans le cadre de la reprise du Festival de Cannes, avant une sortie nationale en décembre 2023.

À Harbin, dans le Nord-Est de la Chine, Xian, 15 ans, vit avec sa mère médecin. Alors que cette dernière doit partir en mission en Afrique, Xian n’est pas enchantée à l’idée d’aller habiter chez son père qu’elle n’estime pas beaucoup. Dans l’atelier de photographie rétro de son géniteur, elle y fait la rencontre de la fille de sa compagne, Mingmei, une jeune femme d’origine coréenne libre et séduisante.

A Song Sung Blue est un premier film porteur d’une grande charge mélancolique. À travers la direction artistique volontairement hors du temps et un mélange de couleurs chaudes et froides intenses (spécialité de l’étalonneur Yov Moor), Geng Zihan nous emmène dans une rêverie, comme un souvenir de jeunesse, où se mêlent toutes sortes de sentiments et sensations. Le coup de foudre tout d’abord, celui que porte la jeune Xian à cette belle aînée, comme un amour de vacances que l’on a tous connu, et dont on sait qu’il ne peut pas durer. On ressent aussi toute l’inquiétude qui habite le personnage. Bien que sûre de ses sentiments – elle aime la belle-fille de son père, elle déteste son père – sa relative jeunesse, son incapacité à refuser de vivre chez quelqu’un qu’elle n’aime pas ainsi que son impassibilité, témoignent du décalage qui existe entre son esprit et son environnement. Sa façon de se comporter, de tenir à distance les personnes qu’elle rencontre, à l’école ou ailleurs, sonne comme un mécanisme de protection. Il y a de quoi se retrouver dans le personnage de Xian, dont le portrait psychologique ressemble à ce que peut ressentir toute une partie de la jeunesse, en Chine ou ailleurs. Le Nord-Est de la Chine, zone de prédilection du cinéaste sino-coréen Zhang Lu, endroit de l’action de l’impénétrable Black Coal (qui se déroule justement à Harbin) et du dévastateur An Elephant Sitting Still, est ici un lieu de fin. Xian vit la fin de son adolescence et à bien des égards entreprend des décisions d’adulte, qu’il s’agisse de défendre la femme dont elle est amoureuse ou même voler pour l’aider. En ce sens, le Harbin de A Song Sung Blue ne dénote pas de ces autres films, pour lesquels la nuit et la neige ressemblent à une fin de voyage. L’actrice Zhou Meijun, déjà remarquée très jeune dans Angels Wear White, compose toutes ces facettes de la personnalité de Xian avec beaucoup de gravité et de justesse.

Mais à l’instar de An Elephant Sitting Still où des faisceaux de lumière percent l’image, A Song Sung Blue est traversé de torrents de lumières douces qui laissent entrevoir la beauté de l’âme des divers personnages. Bien qu’elle n’aime pas son père, il se révèle pourtant fragile et, lui aussi, juste dans ses jugements. Bien que tout le monde dise que Mingmei est une fille facile, elle ne verse jamais dans la méchanceté ou la vulgarité, et sans doute Xian a-t-elle cerné sa réelle beauté intérieure. Xian se protège à nouveau lorsque sa mère revient la chercher et l’éloigne de Mingmei. La fin douce-amère du film, où les relations entre les personnages se figent autour d’une chanson, une « chanson chantée bleue » est la manifestation de ce statu quo des deux femmes l’une envers l’autre, un respect mutuel et un amour pétrifié. À Harbin, le bleu est une couleur froide, qui calme les âmes. Geng Zihan a injecté dans l’écriture de tous ses personnages une réelle empathie envers eux, qui les rend aussi épais que charmants. Le trouble de la jeunesse que vit Xian devient paradoxalement une possibilité d’identification pour le spectateur vis-à-vis du vécu de jeunesse, alors que le film est axé sur son seul point de vue. Les décors muséaux et la photographie léchée achèvent de faire du film, en plus d’une belle pièce d’écriture, un bijou plastique.

En 2001, l’importante réalisatrice du cinéma chinois contemporain Li Yu réalisait Fish and Elephant, l’un des premiers films chinois continentaux traitant ouvertement de l’homosexualité féminine. Sa vie de film en matière de distribution a été rude sur son sol. Plus de 20 ans plus tard, A Song Sung Blue, qui évoque de manière explicite l’amour d’une adolescente envers une jeune femme, obtient le visa de censure et l’aide du programme de soutien aux jeunes réalisateurs de la China Film Director’s Guild. Dans l’actualité politique et sociétale mondiale morose, il demeure des progrès.

Maxime Bauer.

A Song Sung Blue de Geng Zihan. Chine. 2023. Projeté dans le cadre de la reprise du Festival de Cannes 2023. Sortie le 06/12/2023