Stone Turtle est le dernier fruit du tandem créatif Woo Ming-jin, à la mise en scène, et Edmund Yeo, au montage. Les deux réalisateurs malaisiens à la tête de la société Greenlight Pictures ont été récompensés à Locarno et désormais, le film est à voir au Festival Black Movie de cette édition 2023.
Sur une île en forme de tortue à la frontière entre la Malaisie et l’Indonésie, vivent une jeune femme et sa nièce de sept ans, essayant de fuir l’intégrisme religieux de leur famille. Elles y font la rencontre d’un homme, qui se présente comme un chercheur spécialisé dans les tortues. Seuls sur ce morceau de terre, les deux adultes vont se livrer à un jeu de dupe avant de révéler leur véritable intention.
Stone Turtle débute par une séquence d’une brutalité sans sommation, qui cueille déjà telle une claque. Le cinéma de Greenlight Pictures est d’ordinaire fortement centré sur la communauté chinoise malaisienne. Alors, quand Woo Ming-jin réalise un film dont les personnages principaux sont des Indonésiens et des Malais, la démarche est appréciable, afin de permettre l’ouverture d’une fenêtre sur le cinéma malais, largement méconnu en Occident. Le réalisateur choisit d’ailleurs un angle risqué, celui de peindre un conservatisme musulman qui aboutit à un acte ultraviolent, alors même que la Malaisie censure de nombreux sujets délicats à domicile.
Passée cette surprenante séquence introductive, le film déploie son scénario finement et tranquillement, une sorte de thriller psychologique et contemplatif, qui convoque diverses influences. On pense à un certain cinéma japonais des années 1960 se déroulant à l’écart de tout, comme L’Île nue de Shindo Kaneto ou plus encore La Femme des sables de Teshigahara Hiroshi. La présence d’un épouvantail en feu n’est pas sans rappeler l’esthétique du film britannique The Wicker Man de Robin Hardy. D’une manière générale, l’image est résolument aboutie : l’étalonnage fait honneur à l’idée d’une atmosphère chaude et tropicale. Les scènes de violence sont particulièrement charnelles et rendent une impression de vivant et de danger. Le film peut sembler pécher un tantinet sur sa rugosité narrative, où des éléments censément simples se révèlent brumeux. Mais très vite, les morceaux se recollent et ce défaut s’oublie. La phase finale du long-métrage est particulièrement intense par la force du jeu de l’actrice principal, l’Indonésienne Asmara Abigail, errant sur l’île en forme de tortue telle une âme damnée et vengeresse.
Le film de Woo Ming-jin est héritier d’une certaine spécificité des cinémas d’Asie de l’Est qui tend à se perdre depuis l’orée des années 2020, celle d’une recherche de la contemplation au service d’une image à l’esthétique léchée. Le scénario de Stone Turtle, écrit simplement, est entièrement dédié à nourrir l’image et les sensations ressenties par le spectateur, et ne se présente pas comme une fin en soi. Il n’en a pas la complexité. Malgré cela, il fait le pari de toucher du doigt des sujets très sensibles, tels que la pratique religieuse radicale, les violences sexuelles, la précarité. En quelque sorte, Stone Turtle est en continuité avec la partie art et essai de la filmographie de Woo Ming-jin (qui a aussi œuvré dans un cinéma plus commercial), et notamment son film de 2010, The Tiger Factory, racontant l’intrigue d’une jeune femme qui, pour émigrer au Japon, accepte de vendre son corps, tomber enceinte et vendre le bébé, sous le patronage de sa tante. La différence réside dans la sensualité dont fait preuve le cadre balnéaire de Stone Turtle, en opposition avec l’aridité urbaine de The Tiger Factory.
D’un scénario aéré mais non sans gravité, au service d’une photographie sensuelle, Stone Turtle est un film qui expose l’inspiration des réalisateurs de Greenlight Pictures et du cinéma art et essai malaisien, encore trop peu exploré sous nos latitudes. Sa présence à Locarno et au Black Movie permet en partie de résoudre ce problème de visibilité. Dans le futur, il faudra compter sur les réalisations de Woo Ming-jin et Edmund Yeo, qui ont tant de choses à dire tant sur le plan politique que plastique.
Maxime Bauer.
Stone Turtle de Woo Ming-jin. Malaisie-Indonésie. 2022. Projeté au Black Movie 2023.