BLACK MOVIE 2024 – Ripples d’Ogigami Naoko 

Posté le 23 janvier 2024 par

Si les premiers films d’Ogigami Naoko ont pu franchir les frontières de l’archipel grâce à des sélections dans divers festivals, il faut reconnaître qu’elle n’a pas pu se faire une place au sein de la distribution occidentale et ses films sont devenus rapidement difficilement accessibles. Pourtant, elle n’est pas une réalisatrice mineure du paysage japonais contemporain. La cinéaste s’impose une fois de plus avec Ripples comme une cinéaste à découvrir absolument. Grâce au Festival Black Movie, nous avons pu découvrir son nouveau film.

Lors de l’incident de Fukushima, le mari de Sudo Yuriko s’enfuit de la maison laissant derrière lui son fils et sa femme. Plusieurs années plus tard, il réapparaît dans la vie de Yuriko qui, depuis sa disparition, a rejoint une secte vénérant l’eau. Il lui demande de l’aide ayant contracté un cancer et n’ayant pas les moyens de se soigner.

Présenté tantôt comme une comédie noire, tantôt comme un drame caustique, Ripples est de ces films au ton si particulier qu’il exploite la sensibilité particulière à chaque spectateur afin de pouvoir être aussi bien éprouvant qu’hilarant. La recette n’est pas inconnue et pourrait faire penser vaguement à, notamment, Lars von Trier et autres cinéastes clivant sur leur manière de dépeindre, avec un certain cynisme, leurs personnages et leur univers. Ogigami Naoko dans ce sillon met en place une mise en scène froide et réaliste, dans laquelle peut surgir le grotesque à n’importe quel moment, avec une focale mise sur un personnage principal moralement très flou et avec un fort potentiel désagréable mais qui, par l’écriture habile de la cinéaste, se révèle plus qu’empathique dans quelle que situation que ce soit. Et s’il faut saluer l’écriture de la cinéaste, l’on ne peut pas passer à côté de l’incroyable interprétation du personnage par Tsutsui Mariko, possiblement la seule à pouvoir camper si parfaitement un rôle aussi ambigu. Mais voici ce qui attend grossièrement le spectateur : un étrange film à cheval entre le monstrueux et l’hilarité avec une myriade de personnages détestables dans un univers nihiliste à souhait. Proposition radicale de la part de la cinéaste, mais pas si originale dans le paysage cinématographique actuel. Ce cynisme ambiant qui pourrait paraître rebutant au premier abord, d’autant plus pour les spectateurs allergiques à ce genre de cinéma, n’est pas à prendre de haut. Le film sait se montrer aussi inattendu qu’original dans une recette qui semble aujourd’hui un peu épuisée, et il se pourrait même qu’il convainc le spectateur le plus allergique à de telles propositions.

Si le film commence par l’incident de Fukushima étant, avant l’explosion de la centrale nucléaire, avant tout un tremblement de terre ayant causé la mort d’environ 20 000 Japonais et provoquant l’exode d’à peu près 160 000 personnes, le film ne se déroulera pas lors de cette période et optera pour un bond de plusieurs années une fois l’introduction passée. Pourtant, la thématique de Fukushima infuse discrètement tout au long de l’intrigue pour la relier aux deux sujets que la cinéaste semble prendre de front : la paranoïa et la solitude. D’une manière un peu plus concrète, le tremblement de terre a dans le film le même traitement qu’il a eu médiatiquement : un premier choc, puis un certain déni, et pour finir un oubli qui, de temps à autres, ressurgit ici et là pour diverses raisons. Les conséquences de la catastrophe sont, comme dans la réalité, d’une ampleur toute autre que le traitement qu’il a reçu et des débats qu’il a soulevés. Scénaristiquement, c’est la peur de la catastrophe de Fukushima, cette fois l’explosion de la centrale nucléaire, qui fait probablement fuir le mari de Yuriko, faisant plonger par la suite cette dernière dans cette secte aussi malhonnête qu’onéreuse. Cette disparition a un effet papillon tel que, du fait de cet investissement dans la secte, le fils de Yuriko finira lui aussi par quitter le foyer familial pour ses études. Le motif du film se trouve être les vagues provoquées par une goutte d’eau (le titre japonais, Hamon, évoque d’ailleurs tant les vagues que, plus généralement, l’idée de répercussion et de causalité tout comme de retentissement). Il s’agit aussi du motif du culte qui arnaque Yuriko, croyant en la force de l’eau avec des croyances new-age aux apanages de shintoïsme désincarné (pied de nez assez habile de la part de la cinéaste). La métaphore est alors aussi simpliste qu’éloquente : Ogigami Naoko observe les effets d’un tel événement sur la société japonaise. Il est d’autant plus intéressant pour la cinéaste de placer l’action à Tokyo, située à plus de 300km de l’incident et peu touchée, en apparence, par celui-ci. Pourtant, nous assistons en début de film à des scènes de foule se ruant sur de l’eau en bouteille, par peur de consommer l’eau du robinet, qui pourraient presque prendre l’apparence de séquences de Black Fridays américains. C’est un motif très classique du cinéma japonais contemporain (et plus largement moderne) qui est ici mis en images par le cinéaste : celui du déni. Même en ne faisant pas attention à la goutte d’eau qui tombe, on ne peut échapper aux vagues qu’elle crée. Celles-ci étant exponentielles, tant dans le récit que dans le réel : Yukiko voulant fuir la réalité de la fuite de son mari, elle-même répercussion de Fukushima, s’engouffre dans un culte onéreux et intrusif. En évitant le sujet tabou, motif majeur du cinéma japonais contemporain, les répercussions sont désastreuses. Et si dans sa narration, cette cause première est le tremblement de terre, nous comprenons assez vite que, pour la cinéaste, cette cause première aux répercussions désastreuses pour les individus n’est pas la même en ce qui concerne le réel.

C’est ici que se niche le nihilisme du film : concrètement, du début à la fin, tout est déjà perdu avant même l’incident de Fukushima. Si Yuriko tombe dans cette secte, c’est pour combler un vide dans son existence. L’on pourrait alors considérer qu’il s’agit de la disparition du père, mais la séquence finale, bien qu’ambiguë, semble indiquer que ce vide est autre. L’on apprend dans cette séquence qu’avant la secte, Yuriko faisait du flamenco lorsque son mari était encore là. Les 10 premières minutes du film nous montrent d’ailleurs la famille au complet sous un jour qui n’est aucunement celui de la famille idéale : le fils, prostré sur le canapé et sur son téléphone se coupe totalement de ses parents, le père lit le journal coupé des autres, tandis que Yuriko s’occupe de la maison toute seule. Une image de la famille traditionnelle dont le carcan n’est pas plus enviable que la famille décomposée après la disparition du père. L’on peut donc en déduire que lorsque ce n’était pas la secte que Yuriko utilisait pour oublier, ou plutôt, afin de donner un sens à son morne quotidien, c’était le flamenco qui animait sa vie de femme au foyer. Ce nihilisme se cache aussi dans les personnages tous plus effrayants les uns des autres : un vieil homme qui profite de la mentalité « le client est roi » pour recevoir toujours des réductions dans le magasin où Yuriko travaille, sous peine de créer un scandale ; une belle-fille qui, pour accaparer son fils, n’hésite pas à menacer Yuriko de couper les seuls liens qu’elle possède encore avec lui ; un père lâche qui disparaît et réapparaît uniquement lorsqu’il a besoin d’agent pour se procurer un traitement contre son cancer… Sans parler de la secte en elle-même qui, sous ses airs bienveillants et son aide à destination des SDF tokyoïtes, victimes habituellement de toute sorte de mauvais traitements, reste une entreprise qui doit sa rentabilité à la paranoïa et la détresse émotionnelle de ses membres qui l’ont poussé à la choisir comme exutoire. L’on pourrait être pragmatique (et libéral) en pensant que cette secte, sous ses airs d’arnaque à grande échelle, fait plus de bien que de mal. Mais la cinéaste nous réaffirme le cynisme de cette secte lorsqu’elle tente de vendre au personnage de Yuriko une sorte de parfum à l’eau qui pourrait potentiellement guérir le cancer de son mari, sans pour autant, en citant ici la gourou, « garantir le résultat du soin ! » En ce sens, cette séquence finale de danse flamenco pouvant être perçue comme une libération du personnage de cette secte peut aussi s’avérer être la confirmation d’un funeste témoignage : Fukushima ou pas, disparition ou pas, secte ou non, ce problème est un question existentielle préexistant à n’importe quel désastre, et est par essence insoluble. L’on pourrait trouver de nombreuses causes pouvant expliquer les maux de ce personnage principal : la société japonaise, dans son pendant le plus traditionnel, qui enferme la femme dans son rôle de mère, une société à la logique politique aliénante, des catastrophes naturelles désastreuses, un déni total des maux les faisant dégénérer… Mais rien ne permet de s’approcher du réel enjeu à l’image : le problème existentiel de Yuriko. Une fin aussi comique que tragique pour ce personnage dans une séquence mêlant cadavres qui tombent, univers qui s’écroule et flamenco sous la pluie.

Si l’espoir semble totalement absent dans le film, l’existence même de Ripples et de la cinéaste Ogigami Naoko, elle, est une perspective plus qu’enivrante pour la vitalité du cinéma japonais contemporain. S’inscrivant dans des thématiques phares du cinéma japonais des années 2000 (destruction de la cellule familiale, crises identitaires, une société en perdition et, plus généralement, la question de la décroissance) tout en trouvant un moyen de les dépasser sans pour autant les perdre de vue. L’approche féminine (pourrait-on presque avancer féministe ?) du personnage de Yuriko dénote par ailleurs largement des portraits féminins de Sono Sion ou de Tsukamoto Shinya, sans pour autant abandonner une certaine appétence pour les personnages moralement flous. Ce personnage de Yuriko s’avère passionnant et rafraîchissant dans un film qui brasse aussi bien des thématiques que des motifs scénaristiques habituels du cinéma japonais.

Aussi, la thématique de Fukushima est incorporée de manière très fine, en filigrane de ces thématiques bien connue du cinéma nippon, comme continuité logique des problèmes sociaux et politiques qui rongent le Japon et dépeint par des générations et des générations de cinéastes depuis l’éclatement de la bulle économique. Une nouvelle génération de réalisateurs passionnants se dessine depuis quelques années. Espérons qu’elle arrive plus rapidement hors des frontières du Japon, que ce soit dans nos salles obscures ou bien à travers des supports physiques.

Thibaut Das Neves

Ripples de Ogigami Naoko. Japon. 2023. Projeté au Festival Black Movie 2024.

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