Uniquement diffusée jusqu’ici dans les festivals européens, l’œuvre du réalisateur indien Mani Kaul arrive enfin dans les cinémas français, grâce à ED Distribution, dans le cadre d’une rétrospective, en version numérisée. Quatre films sont présentés pour la première fois en France, dont Uski Roti (Notre Pain quotidien, 1969), le long-métrage qui a lancé la carrière du cinéaste.
Élève du grand réalisateur bengali Ritwik Ghatak au célèbre Film and Television Institute of India, Mani Kaul décide pour son premier film de prendre exemple sur son aîné et de se positionner en rupture avec le cinéma de son époque. Alors que les réalisateurs du cinéma parallèle au Bengale avaient déjà commencé à planter les graines d’une révolution sur le grand écran dans les années 1950, Mani Kaul veut aller plus loin et entreprend de déconstruire la traditionnelle narration linéaire du récit, à laquelle même Satyajit Ray n’avait jamais osé s’attaquer.
C’est ainsi qu’il réalise Uski Roti (Notre Pain quotidien) en 1969. Tiré d’une nouvelle de l’auteur Mohan Rakesh, avec lequel il collaborera par la suite à de nombreuses reprises, le long-métrage s’intéresse à la vie de Balo (Garima), une jeune mariée qui apporte chaque jour son pain à son mari (Gurdeep Singh), chauffeur de car. Méprisée par ce dernier, seule avec sa petite sœur (Richa Vyas) dans la maison familiale, Balo subit l’attente et sa propre impuissance au sein d’un monde dominé par les hommes.
La temporalité de chaque scène reste indéterminée jusqu’à la toute fin du film. Il ne tient qu’à nous de tenter de reconstituer la narration défaite du récit, qui joue avec nos sens et avec la subjectivité de son personnage principal. Un événement se déroule-t-il réellement, ou n’est-il qu’une projection imaginaire de l’esprit torturé de cette femme rongée par la culpabilité et l’absence ?
La confusion entre le vécu, le ressenti et le fantasmé culmine dans une incroyable scène se déroulant à la fin du long-métrage. Sans savoir qu’un événement terrible vient de se produire au foyer familial pendant qu’elle attendait à l’arrêt de bus tard dans la nuit, Balo rentre chez elle et est prise dans une violente tempête de sable. Prisonnière du vent, rendue aveugle par le sable tournoyant, elle ne dégage aucune émotion. En sortant du cadre de l’image, elle emporte avec elle le tourbillon qui semble émaner de son corps. Manifestation d’un trouble intérieur douloureux, acharnement cruel des éléments contre une âme déjà brisée ou terrible prémonition d’une vie bouleversée ? Les interprétations sont nombreuses, et incertaines.
Afin de rendre compte des mondes intérieurs et extérieurs de ses protagonistes, Mani Kaul utilise deux objectifs de caméra distincts : un objectif grand angle de 28 mm, et un objectif téléphoto de 135 mm. Cela lui permet d’alterner entre des plans d’abord très fixes et rapprochés, et des plans ensuite plus larges, qu’il construit comme des tableaux desquels les personnages entrent et sortent lentement, sublimés par une image en noir et blanc complètement maîtrisée.
Dans un environnement où la vie semble immuable, tout est en fait mouvement : bruits incessants des voitures, gestes des mains pétrissant le pain, vaches tirant les charrettes, clapotis de l’eau dans les puits… Le lent passage du temps est traversé par les destins mêlés et tragiques d’hommes et de femmes qui se meuvent comme des ombres d’une toile à l’autre.
Le long-métrage ne sortit pas à l’époque sur grand écran, car il fut jugé trop expérimental et trop en rupture pour un public non-averti. Il fut toutefois relayé au sein des cercles des cinéphiles et marqua un tournant conceptuel dans le cinéma indien. Il inspira notamment le réalisateur expérimental John Abraham, assistant de Kaul sur le tournage du film, où il fait d’ailleurs un bref caméo dans le rôle d’un discret mendiant. Uski Roti est aujourd’hui considéré comme une des œuvres fondatrices du cinéma parallèle en langue hindi.
Audrey Dugast
Uski Roti de Mani Kaul. 1969. Inde. En salles le 04/01/2023