Festival des 3 Continents 2022- John Abraham, l’âne communiste

Posté le 15 décembre 2022 par

Méconnu en France, le réalisateur indien John Abraham a connu une carrière aussi fulgurante que remarquée. Deux de ses quatre films, Donkey in a Brahmin Village (1977) et Report to Mother (1986) ont été restaurés et présentés pour la première fois en France au Festival des 3 Continents

En seulement 4 films, John Abraham s’est imposé comme un réalisateur audacieux, dont l’œuvre fait aujourd’hui l’objet d’un culte dans les cercles artistiques indiens. Proche des milieux d’avant-garde, il fut notamment l’élève du grand réalisateur bengali Ritwik Ghatak, et l’assistant d’une jeune étoile montante du cinéma parallèle hindi, Mani Kaul. Il réalise en 1972 son premier film, This Way, Students, dans sa langue natale du Kerala, mais ce n’est qu’avec son deuxième film, Donkey in a Brahmin Village, tourné en tamoul, qu’il gagne la reconnaissance de ses pairs. 

Clin d’œil du Au Hasard Balthazar (1966) de Robert Bresson, le long-métrage fut récompensé par le prix du meilleur film tamoul aux National Film Awards de 1977, malgré les protestations de plusieurs organisations brahmanes, les castes les plus importantes du pays. John Abraham en fait en effet la critique tout au long de son récit, qui narre les aventures d’un pauvre petit âne, orphelin adopté par un professeur de philosophie aimant. Après railleries et humiliations de ses collègues et élèves, qui trouvent bien farfelu d’avoir un âne comme animal de compagnie, l’universitaire décide de le confier à ses parents, brahmanes respectés d’un petit village. Pour prendre soin de l’ânon, il engage Uma, une jeune fille sourde et plutôt pauvre. 

Rapidement, le petit animal est instrumentalisé par un groupe d’adolescents immatures et lâches qui s’amusent à faire des blagues aux habitants en troublant leurs activités familiales et religieuses. Objet d’une colère et d’une haine grandissante, l’âne est victime de brimades et coups, jusqu’à l’irréparable. Après sa mort, le village brahmane se prend soudain à le vénérer, convaincu que sa seule vision offre miracles et guérisons…

Dans cette fable satirique, John Abraham peint un portrait peu flatteur des élites indiennes, héritières d’un système dépassé, superstitieux et intolérant. Son regard sévère transpire tout au long du film dans la révolte et la tristesse manifestées par le professeur et la jeune fille sourde, sortes de marginaux qui subissent, tout comme l’âne, l’hypocrisie et la cruauté de leur communauté. Récit d’une violence autant physique que symbolique, Donkey in a Brahim Village célèbre la particularité des individus contre l’orgueil du groupe et du pouvoir. 

Une prise de position engagée que l’on retrouve sous une autre forme dans son dernier film, Report to Mother (1986), lui aussi présenté au Festival des 3 Continents 2022. Véritable manifeste communiste, le long-métrage se situe à la croisée du documentaire, du tract politique et du documentaire. John Abraham s’intéresse à la cause de militants proches du mouvement naxalite, né de la scission entre les partis communistes indiens. Il suit le long périple d’un étudiant, Purushan, qui sur la route pour rejoindre son université, tombe sur le cadavre d’un ancien camarade de lutte qui vient de se suicider. Avec d’autres compagnons du parti, il entame un long périple dans l’Etat du Kerala pour annoncer la nouvelle à la mère du jeune homme. Petit à petit, alors que chaque étape est prétexte à l’ajout d’un camarade ayant connu le mort, le groupe s’étoffe. Dans des lettres à sa propre mère, Purushan énonce longuement ses idées politiques marxistes, tandis que des flashbacks réguliers permettent de comprendre comment un jeune artiste rêveur, brisé par la répression, en est venu à commettre un tel acte.

Comme dans Donkey in a Brahmin Village, le montage est brut ; les plans se succèdent en coupes nettes, presque sans bande-sonore. Les dialogues, ré-enregistrés et en léger décalage avec l’image, perturbent parfois le visionnage du film, tant il est impossible de savoir qui s’exprime vraiment. La musique, mélancolique et poétique, est souvent coupée net pour passer, sans transition, à la scène suivante. 

Le long-métrage est pourtant loin d’être l’œuvre d’un amateur. Son aspect artisanal est en fait revendiqué par John Abraham, qui réalise ici sûrement le film le plus expérimental de son époque en Inde. Report to Mother bénéficie en effet d’une production plutôt originale : l’idée du projet naît de la constitution d’un collectif, le collectif Odessa, mené par John Abraham et ses amis. Après avoir levé des fonds directement auprès de la population locale, le groupe finance le film, qui est ensuite projeté sans visée commerciale. 

Hommage à la figure quasi déifiée de la mère indienne, critique acerbe d’un système politique corrompu et défaillant et célébration du courage d’une société combattante, Report to Mother est toutefois la dernière contribution de John Abraham au monde du cinéma en Inde. Le réalisateur décède malheureusement après une mauvaise chute à l’aube de ses 50 ans, laissant un héritage culturel immense et, jusqu’à présent, inégalé. 

Audrey Dugast 

Donkey in a Brahmin Village. Inde. 1977 ; Report to Mother. Inde. 1986. Projetés au Festival des 3 Continents 2022.

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