LE FILM DE LA SEMAINE – Duvidha de Mani Kaul : des fantômes et des hommes

Posté le 4 janvier 2023 par

Uniquement diffusée jusqu’ici dans les festivals européens, l’œuvre du réalisateur indien Mani Kaul arrive enfin dans les cinémas français, grâce à ED Distribution, dans le cadre d’une rétrospective, en versions numérisées. Parmi les quatre films présentés pour la première fois en France, on se penche sur Duvidha (1973), long-métrage à la sensibilité sublime. 

Mani Kaul s’inspire d’une nouvelle de sa région natale du Rajasthan, écrite quelques années plus tôt par l’auteur Vijaydan Detha. Rédigé sous forme de conte, le récit narre l’histoire d’un esprit tombant amoureux d’une jeune mariée, et qui prend l’apparence de son époux, parti cinq ans dans une autre ville, pour être à ses côtés. Pendant les quinze premières minutes du long-métrage, les visages des mariés se dérobent à notre regard. Dissimulés par des voiles ou des pans de tissus, les corps sont, eux-aussi, à peine visibles, malmenés au sein d’une calèche de fortune qui les conduit au foyer familial. Les plans se concentrent habilement sur les mains et les pieds des protagonistes, qui échangent à peine quelques paroles. Leurs pensées ne s’expriment que par le biais de voix off. Femme-enfant, la mariée est déjà traversée par la peine. L’esprit tombe amoureux d’elle lorsque le petit cortège passe sous l’arbre où il avait élu domicile. Contrairement à son époux froid, hautain et plongé dans ses calculs de marchand, l’esprit semble comprendre la jeune femme. 

Mani Kaul refuse de filmer de façon traditionnelle cette fable à la croisée de la poésie et de la fresque sociale. Comme dans un roman-photo, les plans s’enchaînent avec un certain lyrisme. Le réalisateur use abondamment de la technique de l’arrêt sur image pour figer les émotions et les sentiments de ses personnages et de leur environnement. Recourant pour la première fois à la couleur, Kaul multiplie les plans fixes et prolongés sur les murs de la maison familiale, le soleil couchant, le vent secouant les branches des arbres, ou sur les oiseaux alertes qui dominent la demeure.

Comme un peintre-poète, le réalisateur entretient une relation particulière à l’espace, qu’il filme comme témoin d’une temporalité subtile. Sortant de sa narration, la caméra s’attarde ainsi longuement sur l’environnement qui entoure les êtres au centre du récit. Une référence musicale selon Mani Kaul à l’idée de shruti, qu’il définit comme “ce qui est entendu et ce qui vous fait entendre par l’acte de l’étirement”. Rejetant l’image telle qu’elle est habituellement conçue au cinéma, le réalisateur oriente sa caméra de façon à casser l’idée d’une histoire immuable et figée dans le temps. Pour Kaul, les mythes et les contes que nous transmettons, récents ou anciens, sont toujours des reflets de nos réalités. 

Cela s’observe particulièrement dans l’attention particulière qu’il accorde à sa protagoniste, dont le regard accusateur, cerné d’une épaisse couche de khôl, transperce le spectateur de l’ouverture du film jusqu’à sa scène finale. Sensible et esseulée, la jeune femme est sous le choc du départ soudain de son mari. Quand l’esprit prend son apparence et lui avoue son secret, refusant de la duper pour la séduire, elle cède tendrement à ses avances. Le respect que lui témoigne l’esprit est en réalité plus grand que celui qu’elle recevra de tout homme. Au-delà du conte et des histoires de fantômes, Duvidha se révèle ainsi être une réflexion douce-amère sur la place accordée aux femmes dans les sociétés du nord de l’Inde. 

Porté par l’acteur Ravi Menon, acteur prolifique par la suite de l’industrie malayalam, et par l’actrice franco-indienne Raisa Padamsee, dans son unique rôle au cinéma, ce long-métrage permet à Mani Kaul de remporter pour la première fois le National Award du meilleur réalisateur.

Audrey Dugast

Duvidha de Mani Kaul. 1973. Inde. En salles le 04/01/2023

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