VIDEO – Coffret Mikio Naruse : Portraits de femmes

Posté le 8 janvier 2019 par

Alors que Japonismes 2018 touche bientôt à sa fin, les plus curieux des cinéphiles ont eu la possibilité durant une année de (re)découvrir des classiques du cinéma japonais, tous genres confondus, ainsi que des œuvres moins connues de certains grands réalisateurs nippons, tout aussi passionnantes. Parmi ces metteurs en scène, on pense d’office à Kurosawa, Ozu, Mizoguchi, et même Honda avec ses kaiju-eiga.  Pourtant, si ces maîtres du cinéma ont durablement laissé leur trace dans l’histoire du 7 ème art, il en est un qui ferait presque figure d’outsider mais qui est cher au cœur des cinéphiles amoureux du cinéma japonais : Naruse Mikio. Pour ceux qui ne le connaîtraient pas encore, ou peu, Carlotta a eu la bonne idée de rééditer cinq de ses plus grands films, et permet ainsi au public de faire plus ample connaissance avec un réalisateur passionnant. 

Difficile de se lancer dans la filmographie de Naruse si l’on ne connaît pas un tant soit peu son parcours professionnel, avec une filmographie affichant pas loin de 89 films au compteur, sur une période couvrant autant le cinéma japonais muet que celui d’après-guerre. Son parcours se divise en deux grandes parties. A 15 ans il intègre la Shōchiku comme accessoiriste et en 1935 il réalise son premier film, une comédie, nommée Un couple de chambarra. Nous sommes alors dans la période du cinéma muet. Malheureusement, des désaccords vont éclater entre le jeune réalisateur et le directeur de la Shōchiku. D’un côté Naruse veut réaliser des films plutôt réalistes (comprenez parfois tristes et doux-amer), alors que Kido Shiro, directeur de la Shōchiku, opte pour une vision du cinéma plus orientée vers le divertissement. Sentant qu’il lui sera impossible de s’épanouir artistiquement au sein de la Shōchiku, il claque la porte du studio en 1934 et atterrit à la P.C.L (Photo Chemical Laboratory), qui deviendra la prestigieuse Toho que l’on ne présente plus, et ce en 1937. Libéré de toute contrainte artistique, il y tournera non seulement ses premiers films parlants, mais marquera l’histoire du cinéma japonais en y réalisant Ma femme, sois comme une rose, qui sera tout simplement le premier film parlant japonais projeté aux Etats-Unis. Pourtant, le public occidental ne le découvrira que tardivement, au travers d’hommages et rétrospectives, avec des films comme Nuages flottants, Le Repas, ou bien encore Nuages épars. Une reconnaissance tardive mais qui a le mérite de le situer au même niveau qu’un Ozu ou un Mizoguchi, tant il fait preuve d’un talent incontestable derrière une caméra. On découvre alors un metteur en scène qui excelle dans le récit d’histoires du quotidien dans le Japon de l’après guerre (période faste pour l’âge d’or du cinéma nippon), et qui va imposer un style tout en retenue et pudeur, à travers une successions de délicats portraits de petites gens confrontées aux drames et tracas de la vie. Et c’est de  cette période que Carlotta a décidé d’exhumer cinq films, cinq chefs-d’oeuvre qui en plus de « réhabiliter », oserions-nous dire, le travail de Naruse Mikio, dressent le magnifique portrait de cinq femmes dans le Japon d’après-guerre.

Les films :

Le grondement de la montagne

Dans cette adaptation du roman de Kawabata Yasunari réalisée en 1954, Naruse nous raconte l’histoire de Kikuko, femme au foyer dévouée, effacée et timide, qui est aimée, au sens affectueux du terme, par son beau-père et méprisée par son mari qui la trompe allègrement. Il lui préfère des femmes qu’il estime plus mûres et adultes. Sans ne jamais s’apitoyer sur le sort de son héroïne, Naruse nous montre le parcours d’une femme qui semble perdue entre ses obligations conjugales et ses envies de liberté, dans une société qui préfère laisser la femme au foyer et le mari aller dans le monde extérieur, pour y vivre une vie que sa femme ne connaîtra sûrement jamais. La mise en scène de Naruse nous fait assister à ce qui pourrait s’apparenter à un chemin de croix social pour son héroïne, qui nous apparaît parfois naïve et crédule et faisant preuve d’une résilience admirable, mais qui finalement va s’avérer plus humaine et sensible que le monde qui l’entoure, symbolisé par sa belle-sœur, femme aussi détestable que Kikuko est aimante. Même si elle semble avoir fait le deuil d’une vie rêvée, elle semble animée d’une force et d’une volonté d’émancipation qui va l’amener à commettre un acte fort et engagé, et définitivement la faire entrer dans un monde dont elle s’est plus ou moins sciemment éloigné. On retiendra la justesse de la relation entre Kikuko et son beau-père, et une scène finale qui arrive à illustrer le temps d’un dialogue ce que le mot « liberté » signifie.

Au gré du courant

Avec ce film, Naruse met en scène le film le plus désenchanté de ce coffret. La reconstruction d’après-guerre ne réussit finalement pas à tout le monde, et le modernisme galopant va progressivement mettre fin aux traditions de l’ancien monde, symbolisé par la maison de geishas d’Otsuta, la patronne. Pourtant, même si le contexte a beau ne pas prêter à la légèreté, le film se regarde comme une touchante et réaliste tranche de vie, l’exploration tout en subtilité d’un microcosme social exclusivement féminin, où se mêlent bienveillance et coups bas, petites alliances et conflits larvés. Nous découvrons ce petit monde en même temps que la bonne engagée en début de film et qui va progressivement devenir le témoin privilégié du déclin d’un pan de la culture nippone, et de ceux qui ont mis tant d’effort à le maintenir en vie.

Quand une femme monte l’escalier

Naruse continue avec ce film l’exploration de la société tokyoïte des années 50, qui ne laisse aucune chance de survie à ceux qui s’endettent, et dresse le portrait d’une femme qui ne prend aucun plaisir à sa vie. Mais entre un travail peu gratifiant (elle est clairement l’objet de désirs de tous les clients du bar) et un deuil impossible, c’est une femme qui ose encore rêver à de meilleurs lendemains, une vie où elle serait libérée de toute pression sociale. Dans une ambiance plutôt jazzy, Naruse explore le monde des nuits chic et tape à l’œil de Tokyo, où la solitude le dispute à la misère affective des hommes, encore une fois présentés par le réalisateur sous un aspect peu flatteur.

Une femme dans la tourmente

Après les portraits de femmes geishas, femmes au foyer et hôtesses, Naruse s’intéresse à une catégorie professionnelle plus singulière : les petits épiciers, lorsque l’ouverture au marché international a sonné le glas des petits commerces familiaux. Et celui qui nous intéresse ici, c’est celui de Reiko (sublime Takamine Hideko), veuve de guerre dont l’échoppe est condamnée à fermer. Encore une fois, Naruse peint, avec tendresse et dignité, le délicat portait d’une femme qui n’a pas survécu, humainement et psychologiquement, à la guerre. Et même si son entourage semble ne lui vouloir que son bien et la réussite, elle va aller, peut-être par découragement, peut-être par égoïsme, jusqu’à mentir à ses proches pour fuir une vie qui s’est arrêtée trop tôt. On retiendra le plan signature de Naruse, le long travelling, à la puissante charge émotionnelle, qui vient rappeler l’importance de saisir la chance d’être aimée lorsqu’elle se présente, sous peine de cruellement le regretter.

Nuages épars

Naruse Mikio aborde ici le thème de la culpabilité, avec le récit d’une femme dont le mari est mort dans un accident de la route, et qui voit le chauffard responsable se rapprocher d’elle, d’abord pour se racheter une conduite, puis pour petit à petit s’attacher à elle. Alors que les autres films étaient clairement des portraits de femme, ici nous suivrons la relation impossible qui se noue entre deux êtres liés tacitement par la mort, une femme endeuillée mais apaisée et un homme honnête (chose rare chez le réalisateur) mais maladroit. Beaucoup de gestes évocateurs, de non-dits, dans un drame où le tragique n’empêche pas la légèreté  (le personnage de la belle-sœur), et à la dernière demi-heure terrassante de beauté et de poésie.

Le Blu-Ray

Côté technique, Carlotta nous propose les cinq films du maître dans des copies restaurées qui frôlent le sans-faute. Le son a fait l’objet d’une restauration qui rend hommage aux partitions tantôt classiques tantôt jazzy qui accompagnent les longs-métrages. Si l’on veut pinailler, on remarquera juste quelques sous-titres manquants sur Le grondement de la montagne, dont certains bribes de dialogues ne sont pas traduits, et sur Au gré du courant dont l’image manque parfois de finition sur certains plans. Rien de fondamentalement préjudiciable cependant, les films du cinéaste sont resplendissants et le travail abattu pour la restauration rend hommage au travail de mise en scène de Naruse Mikio.

Côté bonus, Carlotta a préféré la qualité à la quantité. Les bonus ne sont pas légion mais ils sont passionnants. Chaque film est présenté par Pascal-Alex Vincent, cinéphile averti et enseignant, qui nous avait régalé avec son Dictionnaire du cinéma japonais. Cet homme est une source intarissable d’informations pour tout cinéphile passionné de cinéma nippon. Il met ici sa connaissance encyclopédique du cinéma japonais au service du spectateur en présentant brièvement chaque film, le restituant dans son contexte historique et dans la filmographie de Naruse Mikio. Jamais avare en anecdotes, on apprend que si ce réalisateur n’a pas toujours eu la reconnaissance qui aurait fait de lui l’égal d’un Ozu, ça ne l’a pas empêché de tourner avec les plus grands acteurs du cinéma japonais d’après-guerre comme Mifune Toshiro, et de s’entourer d’artistes talentueux comme le compositeur Mayuzumi Toshiro, qui a entre autre travaillé avec Ozu  sur son film Bonjour.

Un autre court documentaire est proposé en bonus : Hideko Takamine, une vie d’actrice. Durant ce court module, nous découvrons la vie de la comédienne, muse de Naruse Mikio, qui a grandi devant les caméras et qui devint une des actrices japonaises les plus populaires. Entre images d’archives et extraits de film, c’est un vrai bonheur que de se replonger dans l’âge d’or du cinéma japonais en si belle compagnie.

Carlotta reste fidèle à sa réputation d’éditeur cinéphile, exigeant et généreux, avec l’édition de ce coffret consacré à un maître du cinéma japonais qui est si souvent demeuré dans l’ombre des géants comme Ozu ou Mizoguchi, mais qui voit désormais ces plus grands films réédités dans une collection indispensable à tout cinéphile.

Romain Leclercq.

Mikio Naruse, cinq films. Disponible le 21/11/2018 chez Carlotta.

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