Co-production indo-bangladaise presque unique en son genre, Une rivière nommée Titas (1973) était un projet qui tenait particulièrement à cœur à son réalisateur Ritwik Ghatak. Considéré comme une des œuvres majeures du cinéma bengali, le long-métrage est à découvrir sur MUBI depuis le 20 juin, en version restaurée.
Tiré de l’ouvrage éponyme d’Adwaita Mallabarman, jeune auteur à la carrière aussi brillante que fulgurante, Une rivière nommée Titas se penche sur les vies des habitants d’un petit village de pêcheurs à l’aube de l’indépendance nouvellement acquise du Bangladesh, en 1971. Par une approche à la fois onirique et réaliste dans sa mise en scène et dans sa narration, Ritwik Ghatak construit un récit poignant qui touche à la fois aux thèmes de la ruralité, des castes et de la condition féminine.
Le réalisateur choisit pour fil rouge le destin de la jeune Basanti (Rosy Samad), que l’on découvre adolescente et attendant son promis sur les rives de la majestueuse rivière Titas, à quelques kilomètres de Dacca. Autour d’elle va graviter une myriade de personnages, chacun possédant son histoire propre et bien souvent dramatique. Connu pour son approche féministe, Ghatak ne déroge pas ici à sa réputation et met en avant de nombreuses figures féminines luttant pour leur indépendance et leur survie : en plus de Basanti, que l’on retrouve adulte et prisonnière de son statut de veuve, le réalisateur s’intéresse aussi au personnage de sa meilleure amie Munglee (Rani Sarkar), au tempérament de cheffe et qui va décider d’accueillir dans son foyer la douce et mystérieuse Rajar (Kabori Choudhury), qui a tout quitté pour retrouver le père de son enfant.
Ritwik Ghatak met alors en scène l’amour dans toutes ses formes – amour filial, amour perdu, amour maudit, voire amour saphique – en dénonçant les injustices et les violences auxquelles ses protagonistes font face. C’est plus particulièrement la maternité qui est au centre du long-métrage à travers les différents récits proposés. Dans une société où la valeur d’une femme et même d’un homme se juge toujours à sa capacité à fonder et organiser un foyer, l’absence d’enfant est perçue comme une véritable infortune, voire une honte.
Le personnage de Basanti, qui a perdu son mari quelques jours après son mariage et rêvait de construire une famille, est ainsi rongé par ce besoin impossible à assouvir qu’elle tente sans succès de combler. Alors que la condition de veuve en Inde est très peu représentée à l’époque par le cinéma, Ritwik Ghatak offre à Rosy Samad un rôle singulier en refusant de faire de Basanti une jeune femme résignée et soumise : tenant tête à son village et à ses parents, s’amusant d’une séduction que les traditions lui interdisent, l’actrice est filmée dans toute sa fougue et ses contradictions.
Son sort, comme celui des autres femmes, interprétées par de grandes actrices du cinéma bangladais aux styles de jeu très différents, est toutefois dominé par un autre personnage imprévisible, aussi généreux que cruel ; peut-être plus forte que les pressions familiales et la violence des hommes, la rivière Titas détient en effet le pouvoir de vie et de mort sur ceux qui l’exploitent et la bordent. Au gré des saisons et de ses humeurs, l’eau est presque filmée comme un être divin dont l’omnipotence même dans l’absence fait et défait les communautés. De la mousson à la sécheresse, le réalisateur joue avec sa caméra pour capturer le doux clapotis des vagues de plus en plus rares formées par le vent ou de la pluie s’écrasant sans relâche sur les fragiles habitacles des villageois.
Dans une mise en scène parfois aux limites du théâtral, enchaînant les multiples récits comme des scénettes, Ritwik Ghatak accorde également une large place aux plans fixes sur les corps et les visages de ses personnages, tantôt parfaitement immobiles, tantôt presque dansants, allant jusqu’à chorégraphier la mort de deux amants. Des moments de grâce sublimés par une photographie en noir et blanc maîtrisée de bout en bout, et remise au goût du jour par une restauration particulièrement bienvenue et réussie de la Film Foudation créée par Martin Scorsese, qui travaille depuis 1990 à la conservation d’œuvres historiques du cinéma mondial.
Si l’on peut être désorienté par le montage et la temporalité parfois saccadée du long-métrage – les ellipses sont en effet nombreuses – il est ainsi impossible de résister au charme de l’image et à l’alchimie des acteurs qui semblent chacun avoir un rôle taillé sur mesure. Œuvre éminemment sociale et politique, Une rivière nommé Titas confirme Ritwik Ghatak comme un des réalisateurs les plus ambitieux de sa génération.
Audrey Dugast
Une rivière nommée Titas de Ritwik Ghatak. Inde. 1973. Disponible sur MUBI