Disponible sur la plateforme Henri dans le cadre du programme Taiyupian, The Vengeance of the Phoenix Sisters est un wu xia pian de 1968, réalisé par Chen Hung-min en langue taïwanaise. À l’instar de Typhoon, Encounter at the Station ou The Fantasy of the Deer Warrior, ce film fait partie des œuvres des années 1960 et 1970 restaurées par le Taiwan Film and Audiovisual Institute (TFAI), une action qui a permis de sauver de l’oubli un pan entier de l’histoire du cinéma taïwanais.
Trois sabreurs pénètrent la demeure d’un magistrat. Ils désirent se venger de leur condamnation. À la suite d’un combat féroce, le notable meurt, dans les bras de sa plus grande fille. Cette dernière et ses deux sœurs sont séparées. Quinze ans plus tard, elles devront se retrouver et s’associer pour, à leur tour, accomplir leur vengeance.
Chen Hung-min, artisan du cinéma taïwanais de genre, fut l’assistant de King Hu, et l’influence du maître chinois est diffuse dans The Vengeance of the Phoenix Sisters. Elle se fait sentir bien sûr dans la séquence de l’auberge, qui fait écho à la trilogie de l’auberge (L’Hirondelle d’Or, Dragon Inn, L’Auberge du printemps) et qui elle aussi met en scène une femme habillée en voyageur-sabreur masculin, comme le veut la tradition des opéras chinois. D’une manière générale, la première moitié de ce taiyupian (film en langue taïwanaise) ressort sur pellicule la digestion d’une série d’influences de plusieurs cinémas des années 1960. Alors que l’on dit du Dragon Inn de King Hu qu’il était un écho chinois au western, The Vengeance of the Phoenix pousse l’allusion un peu plus loin en faisant apparaître l’héroïne dans un village comme pour se laver de ses truands, tel un pistolero errant, ou… un ronin. C’est là que le jeu des influences devient intéressant : The Vengeance of the Phoenix Sisters semble reprendre des éléments des westerns italiens, des wu xia de King Hu et même de l’atmosphère de certains chanbara, de par son noir et blanc, tous ces registres ayant été un jour ou l’autre comparés aux westerns classiques. Chen Hung-min s’amuse pendant cette première moitié de long-métrage, et la qualité du noir et blanc, au contraste prononcé, offre une réelle proposition en matière plastique. Le premier combat au sabre, dans la demeure du père des héroïnes, est même chorégraphié de manière somme toute qualitative.
Par moment, la caméra s’échappe, elle se focalise sur les bottes dans la boue et sur les cent pas d’un personnage. Cela ne se voit pas beaucoup dans les wu xia de King Hu ou les chanbara. Ce genre de plan organique et tremblant, on le retrouve plutôt dans le cinéma de la contestation urbaine, en Europe chez Godard ou Marker, ou au Japon chez Ôshima. Nous n’irons pas jusqu’à dire que l’effet était recherché, tant ces films sont diamétralement opposés, mais il y a quelque chose d’évocateur dans les soubresauts de la caméra de Chen Hung-min, comme si le contexte politique lourd de Taïwan et la menace sur le cinéma en langue taïwanaise pesait tant qu’un metteur en scène pouvait se manifester et se démarquer par sa nervosité et ses tentatives de création, ses plans qui semblent arrangés sur le moment et qui témoignent d’une inspiration certaine. Par ailleurs, le scénario et le champ d’action des personnages ne manquent pas d’une certaine ambigüité à cet égard. Bien entendu, les protagonistes féminins ont toujours eu voix au chapitre dans la tradition de la fiction chinoise, y compris lorsqu’il s’agit de les travestir en homme. Cependant, à la vue de ces échos du cinéma occidental dans le film, ainsi que le retour à la féminité des héroïnes en deuxième partie, leur opposition à des hommes, dont le statut de bandit est assimilé à celui de cadres dans une organisation mafieuse (transposable à une société commerciale), et le sort qui leur est réservé, on peut imaginer que le confucianisme de mise à cette époque est bien mis à mal, au deuxième degré de lecture.
À n’en pas douter, The Vengeance of the Phoenix Sisters est un film inconstant, qui alterne les séquences martiales intéressantes et celles moins bien exécutées (le combat final n’est pas à la hauteur), les décors somptueux (la demeure et l’auberge) et des plans naturels plus lambda, une intensité narrative variable… Le film de Chen Hung-min est autant un témoin de son temps qu’un objet cinématographique à part, un wu xia en anomalie qui ne répond pas à tous les codes qu’on en attend – notamment par l’usage du noir et blanc, la couleur éclatante des films de la Shaw Brothers ayant éclipsé pendant longtemps beaucoup d’autres formes de wu xia.
Maxime Bauer.
The Vengeance of the Phoenix Sisters de Chen Hung-min. Taïwan. 1968. Disponible sur Henri du 23/03/2022 au 05/04/2022.