VIDEO – Mélodie tzigane de Suzuki Seijun (Trilogie Taisho n°1)

Posté le 5 février 2021 par

Mélodie tzigane (1980) marque le retour à la création de l’éternel esthète dissident Suzuki Seijun, banni des studios pendant près de dix ans. Le film compose le premier volet de la Trilogie Taisho, restaurée en 2017 et proposée en coffret Blu-Ray en février 2021 par Eurozoom. Mélodie tzigane (1980) – Brumes de chaleur (1981) –  Yumeji (1991).

Aochi, professeur d’allemand dans une école militaire, rencontre par hasard un de ses anciens collègues Nakasago dans un petit village de bord de mer. Décidant de passer du bon temps ensemble, ils font la connaissance d’une geisha nommée Koine. Six mois plus tard, Aochi rend visite à Nakasago qui s’est installé et marié. Il remarque alors une étrange ressemblance entre la nouvelle femme de son ami et la geisha qu’ils ont connu auparavant.

Après plusieurs années de loyaux services pour la mythique compagnie Nikkatsu (40 films en 10 ans !), jusqu’au dernier en date La Marque du tueur (1967), Suzuki Seijun continue sa route seul. Enfin, pas exactement… Considérant son renvoi des studios comme injuste, il les traînera en procès et le gagnera même, ce qui lui vaudra de se faire écarter par tous les autres majors de son époque (nous dit Julien Sévéon dans le livret qui accompagne l’édition). Avant cela, il s’était murement imposé comme l’un des fers de lance de la nūberu bāgu, transcription et transposition japonaise de la nouvelle vague. Son style naviguait alors sur bien des eaux, aussi bien celles de grosses productions munies de têtes d’affiche (Shishido Jo) que de séries B, entre le film historique, le polar, le pinku eiga et surtout le film de yakuza. Mais après son exil cinématographique et sa décennie de disgrâce, Suzuki se remet définitivement aux fourneaux en compagnie du producteur Arato Genjiro. Mélodie tzigane voit ainsi le jour, premier film indépendant du cinéaste, loin du réseau de distribution rigide des studios. Il fut projeté dans un cinéma itinérant, gagna argent et faveur critique, restaurant sa réputation au passage (pour en apprendre plus sur Suzuki).

Bien qu’il soit cette fois-ci maître à bord du projet, Suzuki n’en finit pas de jongler avec les genres. Le drame, la comédie ou l’horreur sont convoqués de manière archaïque tout en préservant une certaine logique narrative et structurelle. Ce penchant expérimental pourrait s’apparenter à celui de Terayama Shuji (duquel nous citerons Throw Away Your Books, Rally in the Streets), mais Suzuki n’est nullement politique, il la réfute même. On qualifierait plutôt son style de ero guro nansensu : ero pour l’érotisme, guro pour le surnaturel et le macabre, et nansensu pour ce qui n’a bien sûr pas de sens, invoquant moult tropes surréalistes sinon peu conventionnelles. « Je fais des films qui n’ont aucun sens et qui ne gagnent pas d’argent » dira-t-il en 1997. Mélodie tzigane est l’occasion pour lui de mettre en images ses obsessions, et de rendre par ailleurs hommage à l’imagination indicible des artistes. Son caractère fantasmatique repose sur un déploiement de références, d’histoire, de folklore et par-dessus tout de symbolisme. Suzuki semble si obsédé par ce mouvement pictural que l’on retrouve à plusieurs reprises des peintures de Ferdinand Hodler ou de Jan Toorop dans le décor. La présence occidentale ne s’arrête pas là : le titre du film est en réalité Zigeunerweisen, célèbre composition musicale de Pablo de Sarasate, qui aura son importance en toile de fond. L’intrigue se déroule lors de la période Taisho (1912-1926), durant laquelle est né Suzuki, reconnue pour ses bouleversements dans le domaine des arts théâtraux notamment. Nous retrouvons cet intertexte à l’écran, la caméra étant peu mobile, dotée d’un sens de la composition plastique immense, et toujours laissant respirer ses acteurs sur la scène.

L’époque est ici fracturée au travers des personnages, par l’intersection de la culture japonaise et étrangère qui laisse entrapercevoir les préoccupations créatives de chacun. Si Nakasogo représente davantage la figure patriarcale traditionnelle (en kimono), Aochi quant à lui incarne l’ouverture vers l’Occident (en costume trois pièces). Une étrange relation les unis et l’environnement influe sur leur propre personne, comme cette troupe loufoque dont on ne perçoit jamais les intentions. Mais il serait trop aventureux de proposer une lecture définie de Mélodie tzigane. Suzuki dresse le portrait d’un monde turbulent peuplé de voix, de personnages absurdes et hauts en couleur qui se déplacent dans des triangles amoureux. Manifestations spectrales et attraction pour l’invisible forment cette pièce singulière, sans que son créateur ne nous facilite la compréhension ni même l’appréciation. Durant près de 2h30, le spectateur est aspiré dans une spirale de confusion teintée de rouge et inhibée de mythes, allant des yokai aux ossements roses, dont la fascination pour la chair est clairement ressentie et permet nombre d’incursions inattendues. La même année sortait d’ailleurs le Kagemusha de Kurosawa Akira, souvent confronté à l’œuvre de Suzuki pour leur réinterprétation des histoires de fantômes. Mais loin de la fresque épique, tout est ici sujet à perception. Le film entier est régi par la frontière entre chimère et réalité, que même les personnages semblent confondre quand l’un deux dit « ce n’est pas ton rôle. » Le symbole du crabe illustre bien ce pouvoir spirituel infini, tissant par ailleurs des liens avec le cinéma expérientiel / sensoriel de David Lynch. Donc oui, Mélodie tzigane n’a peut-être aucun sens, mais il est profondément artistique par nature, délicieusement grotesque et malicieusement érotique.

Ce premier opus de la Trilogie Taisho de Suzuki Seijun annonce donc du très bon pour les deux suivants. Le coffret Blu-Ray édité par Eurozoom propose les films dans leur remarquable restauration, ainsi que plusieurs bonus : cartes imprimées, making-of de Yumeji, entretien avec Suzuki Seijun, livret rédigé par Julien Sévéon et Stéphane du Mesnildot, qui eux aussi ont droit à leur entretien. Nous découvrirons prochainement si Brumes de chaleur et Yumeji sont des suites directes, ou plutôt spirituelles.

Richard Guerry.

Mélodie tzigane de Suzuki Seijun. Japon. 1980. Trilogie Taisho disponible en coffret Blu-Ray le 16/02/2021 chez Eurozoom.

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