Suzuki Seijun, élégie de la créativité

Posté le 2 décembre 2014 par

À l’occasion de la ressortie en Blu-ray de Détective Bureau 2-3, La Jeunesse de la bête et La Marque du tueur, East Asia revient sur la carrière de Suzuki Seijun. Réalisateur phare de la Nikkatsu des sixties, considéré comme culte par Jarmusch ou Tarantino, sa carrière n’a pourtant pas été une partie de plaisir.

Au Panthéon des réalisateurs japonais vénérés des cinéphiles occidentaux, Kitano Takeshi se trouve en bonne place. Depuis vingt-cinq ans, le cinéaste élabore une filmographie sèche, violente mais aussi empreinte de folie douce. Pourtant, ce n’est un secret pour personne : Kitano a une toute autre figure à l’intérieur de l’archipel japonais. Celle de l’amuseur public, insolent et potache. Entre le yakuza impassible et le déguisement de poulet géant, donc. Un grand écart de civilisation qu’un autre avait arpenté bien avant lui, bien qu’il ait été paradoxalement découvert plus tard : Suzuki Seijun. En effet, si le réalisateur de La Marque du Tueur et de La Vie d’un tatoué est surtout connu pour ses polars expérimentaux et poétiques en Europe, ce dernier est surtout connu pour sa carrière… d’acteur au Japon. La faute à qui ? À la Nikkatsu, responsable de la vie et de la mort cinématographique du réalisateur.

« Faire un film, c’était plus un travail qu’une forme d’amusement »

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Une relation tumultueuse débutée en 1954 et qui durera près de quinze ans. À l’époque, la société de production japonaise cherche à relancer ses activités cinématographiques après une difficile remise sur pied post-Seconde Guerre Mondiale. Pour ce faire, elle engage une palanquée de jeunes techniciens, dont Suzuki, 31 ans et formé comme réalisateur-assistant sur le tas à la Shochiku. Un choix uniquement intéressé pour ce dernier, la Nikkatsu lui offrant de meilleurs perspectives financières que sa rivale d’alors. Deux ans plus tard, la Nikkatsu propose à son jeune poulain de passer la vitesse supérieure en réalisant son premier long-métrage. Ou plutôt « ses » premiers long-métrages. Avec une cadence infernale guidée par la rentabilité, les Nikkatsu, Toei et autres Toho inondent les salles de films de catégorie A ou B, souvent désargentés. Suzuki, lui, rentre dans la seconde catégorie et met en scène pour la seule année 1956 La Beauté des Bas-Fonds, La Pureté de la Mer et Le Quartier du Mal. Un statut de faiseur dont ne s’est jamais caché le réalisateur japonais. « Faire un film, c’était plus un travail qu’une forme d’amusement » dira-t-il au site Midnight Eye. Lors d’une rétrospective en son honneur à la Japan Foundation de Los Angeles, ce dernier expliquera également qu’il a « commencé à faire des films pour la Nikkatsu afin de subsister. […] Parce que faire des films étaient mon gagne-pain, je n’étais pas particulièrement un réalisateur passionné. » Dès lors, les deux petites semaines de préparation – dont celle du scénario, imposé – et les vingt-cinq jours de tournage qu’offre la Nikkatsu à ses techniciens n’encombrent pas le travail de Suzuki, qui navigue tranquillement entre les directives drastiques et les genres obligatoires tels que le yakuza-eiga ou le pinku-eiga. Son astuce ? Le réalisateur « ne tourne pas vraiment de plans qui ne figurent pas au montage final », enseignement pris à la Shochiku. Un tel détachement envers son « oeuvre » que lorsque l’on demandera au japonais combien de films il a réalisé dans sa vie, ce dernier reconnaîtra ne pas connaître le nombre exact.

Des joues de hamster sur Cinémascope

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Une chose est sûre, la majorité d’entre eux ont pour acteur principal Shishido Joe. L’homme à qui la chirurgie esthétique a donné des joues de hamster est entré en même temps que Suzuki au sein de la Nikkatsu, à la suite d’un concours visant à élire les nouveaux visages de la maison de production japonaise. Avant d’en devenir la tête de gondole. En somme, au début des années 60, la Toei a Takakura Ken et la Nikkatsu, Shishido Joe. Encore une obligation pour Suzuki qui confessera avoir été plus assigné aux films de Shishido Joe que l’inverse. Dans la contrainte, le duo va faire des étincelles. Petit à petit, Suzuki Seijun prend ses aises à la Nikkatsu, modifiant sur le tournage les scénarios qu’on lui assigne, tout en essayant d’insuffler une liberté graphique à ses films, aussi expérimentaux que surréalistes. Non pas dans un but artistique mais tout simplement « pour les rendre les plus funs et divertissants possible ». De son côté, Shishido cabotine à souhait dans les plans court-focale de son réalisateur, grossis par l’utilisation fréquente du format Cinémascope. Résultat : les films de Suzuki deviennent des objets « pop » dans une industrie du cinéma sclérosée par l’académisme où tout est genré, catégorisé, automatisé. Interchangeable. Dès 1963, Détective Bureau 2-3 et La Jeunesse de la bête font figure de premières folies de la part de Suzuki. Mais ce sont bien Le Vagabond de Tokyo et surtout La Marque du Tueur, réalisés respectivement en 1966 et 1967, qui achèveront une trop formatée Nikkatsu.

La Marque du Tueur : le tombeau de Suzuki

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Dans La Marque du Tueur, le réalisateur pousse au paroxysme le style qui a fait sa force. En témoigne cette scène à la limite de l’absurde dans laquelle Shishido Joe se livre dans une logorrhée en ode à l’odeur du riz qui cuit, des papillons recouvrant en surimpression le cadre… Réalisé et monté comme une course échevelée, une véritable fuite en avant, le film porte les stigmates d’un processus de création compliqué, pondu dans l’urgence, la Nikkatsu ayant légèrement obligé le réalisateur à prendre le bébé à la dernière minute. Qu’importe, Suzuki est au sommet de son art. Sa carrière, en revanche, gît sur le sol. La Marque du tueur est jugé inexploitable et au printemps 1968, la Nikkatsu décide de licencier l’un de ses réalisateurs historiques. S’il remporte son procès contre la maison de production en 1971, le mal est fait : Suzuki est bel et bien tricard dans le cinéma japonais. Plus aucun studio ne veut le faire travailler et il lui faudra attendre 1977 pour refaire un film, le bien nommé Histoire de mélancolie et de tristesse. Par la suite, Suzuki ne réalisera « que » neuf films en dix-huit ans, bien loin des quatre ou cinq films qu’il réalisait aux grandes heures de la Nikkatsu. Parce que Suzuki n’est plus à un paradoxe près, lui qui s’agite d’une urgence créative et « obligatoire » (en quelque sorte), son film le plus emblématique sera donc son tombeau. Celui pour lequel bon nombre de cinéphiles crient au génie et viennent recueillir le talent formel du réalisateur. Celui qui inspirera son Ghost Dog à Jim Jarmusch. Celui pour lequel on se rappellera toujours de Suzuki. Mais celui pour lequel il aura tout perdu. Pas grave, selon lui. « La meilleure chose qui puisse arriver à un film, c’est que tout le monde aille le voir quand il sort. Mais à l’époque, mes films n’avaient pas tant de succès que ça. Trente ans plus tard, plein de gens viennent voir mes films. Donc soit mes films étaient trop en avance, soit votre génération est arrivée trop tard. Dans tous les cas, le succès est venu trop tard » exposera le réalisateur à Midnight Eye, avant de rire à gorge déployée. Surtout, Suzuki a l’honneur sauf : aux côtés de Imamura Shohei , il est toujours considéré comme le meilleur réalisateur par la Nikkatsu.

Matthieu Rostac.

Detective Bureau 2-3, La Jeunesse de la bête et La Marque du tueur de Suzuki Seijun – disponibles en COMBO (Blu-ray + DVD) et DVD single chez Elephant Films le 02/12/2014.

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