ARTE.TV – La femme est l’avenir de l’homme de Hong Sang-soo

Posté le 19 décembre 2020 par

Pour son 5ème long-métrage, La Femme est l’avenir de l’homme, Hong Sang-soo orchestre, en musique de chambre, une histoire croisée de trois désirs. À Séoul, Munho, professeur d’arts plastiques, et Hunjoon, apprenti cinéaste, reprennent contact avec Sunhwa, une femme qu’ils ont aimé tous deux lors de leurs années étudiantes. Disponible jusqu’au 31 mai 2021 sur la plateforme d’Arte, retour sur cette œuvre matricielle du cinéaste coréen.

Travaillée par un certain imaginaire français, du marivaudage au titre reprenant un vers célèbre d’Aragon, en passant par la production co-signée Mk2, la principale force motrice du récit est celle du désir. Source de création, en général, le désir se donne ici sous un jour fragmenté, inassouvi et parfois même brutalisé. Articulé entre le présent des retrouvailles et les flashbacks de leurs rencontres, le montage met en miroir les reliefs du désirs et les souvenirs de leur naissance, sans édification ni morale surplombantes. Si les axes de caméra sont souvent au niveau des visages, à hauteur de femmes et d’hommes, si les plans durent pour laisser s’épanouir sans césure les corps dans le temps, c’est pour mieux laisser le spectateur s’installer dans la proximité avec les personnages. Ce sentiment de présence amplifie justement la résonance des désirs et plus particulièrement de leur trouble. Des clichés amoureux du cinéma français (le trouple, les relations adultérines, le badinage), Hong se détache des codes de l’amour courtois. La faculté presque documentaire de son cinéma, ici déjà à pleine maturité stylistique, réside dans la nudité de sa représentation. Les hommes sont tantôt veules ou « bas de gamme » (comme le dit l’un des personnages) et les femmes parfois ingénues ou séductrices. C’est comme tel qu’on pourrait les brocarder avec une distance critique. Mais le point de vue favorise une commisération pour la médiocrité ordinaire des personnages, rendant les failles de chacun plutôt pathétiques.

À la serpe, on pourrait diviser les films de Hong en deux catégories : ceux en argentique et ceux en numérique. Ses six premiers longs ont été tournés en 35mm. Et cette matière se retrouve jusque dans le rapport physique aux corps, dans des œuvres beaucoup plus charnelles où on y voit des rapports sexuels sans suggestion. Et, à plusieurs reprises, La Femme est l’avenir de l’homme fait de la sexualité une affaire centrale dans les relations, parfois sous un versant dramatique (comme la scène de la douche), parfois tragicomique (comme celle de l’hôtel).

Des rapports entre les hommes et les femmes, ce drame témoigne que l’autre sexe est toujours une projection. Sunhwa apparaît souvent comme une chimère du féminin par les truchements de Munho et Hunjoon. Le cristal féminin concentrant les regards masculins est un motif récurrent des premières œuvres de Hong. Moon-sook dans Woman on the Beach, Ko Soon dans Les Femmes de mes amis, Sunhi dans le film du même nom ou encore Hee-jeong dans Un jour avec, un jour sans sont autant de types féminins qui concentrent sur eux les regards des hommes. Perspective centrifuge très souvent inversée dans ses derniers films où ce sont plus souvent le regard des femmes qui esquissent des typologies (Haewon et les hommes, La Caméra de Claire, Grass, La Femme qui s’est enfuie). Dans le trio amoureux de La Femme est l’avenir de l’homme, ce que le film offre au spectateur, c’est cette posture dialectique d' »omnipotence à plat« . Le récit donne la possibilité d’avoir les points de vue des trois personnages, d’en savoir à chaque fois un peu plus qu’eux. Et, malgré tout, l’horizontalité de la mise en scène et le sentiment de présence et de familiarité permettent de ne jamais favoriser le jugement des personnages. Le spectateur dispose des moyens de tout sceller dans la morale. Mais jamais le cinéaste ne l’y invite. Notamment en les portraiturant avec complexité et compassion. C’est là que se loge la « francéité » au carré du film, en donnant raison au plus français des films, La Règle du jeu : « Ce qui est terrible sur cette terre, c’est que tout le monde a ses raisons ! ».

Comme tous les premiers films, particulièrement ceux de Hong, il est travaillé par un catalogue cinéphile. Dès le générique, c’est le spectre d’Ozu qui l’habite. Du maître japonais, l’auteur coréen reprend la géométrie de l’espace, la planité des axes et parfois le surcadrage discret des plans pour souligner, avec retenue, notre position d’observateur distant. L' »ozuisme » se ressent notamment dans la composition visuelle de la scène, répétée, du restaurant où Munho et Hunjoon tentent grossièrement de séduire la serveuse. Il y a aussi le modernisme canonique français, de Renoir à Rohmer, distillé avec singularité dans un réalisme défardé et dans les coutumes des jeunes Coréennes et Coréens des années 2000. Le recours pudique à cette cinéphilie ne se livre jamais sous un aspect iconoclaste ni même avec déférence. Quand pointe l’ombre des grands maîtres, on y sent toujours la mélancolie du jeune disciple, réduit à passer après. La Femme est l’avenir de l’homme est justement un « film d’après ». Après les amours perdus, après les années étudiantes, après le possible des idylles naissantes. Sunhwa, Munho et Hunjoon sont 3 revenants, 3 échappés qui se retrouvent et confrontent leurs désirs rescapés du passé, pour finir par se rendre compte que tout n’est plus que passion triste.

La neige qui traverse le film (du début où elle tapisse le sol jusqu’à la fin où elle tombe sur la nuit), c’est le symbole romantique de ce brouillard du présent, de ce manteau de l’hiver qui a recouvert les années et plongé les esprits dans un spleen diffus. Élément aussi sobre que touchant, les flocons parachèvent la petite ritournelle nostalgique avec laquelle Hong nous raconte, en 1h20, une de ses histoires contrariées d’amour entre les hommes et les femmes, dont il a depuis fait la matière première de son cinéma.

Flavien Poncet

La Femme est l’avenir de l’homme de Hong Sang-soo. Corée. 2003. Disponible sur Arte jusqu’au 31/05/2021