Quoi de mieux que de découvrir une nouvelle rétrospective Ozu au cinéma ? C’est le programme de ce mois d’août avec, notamment, Herbes Flottantes dans sa version restaurée. Réalisé en 1959, il s’agit de l’un des six films en couleur d’Ozu, sur la cinquantaine de métrages, courts et longs, qu’il nous a laissés à sa mort en 1963.
Herbes Flottantes est le remake d’un film de 1934 réalisé par Ozu lui-même, Histoires d’Herbes Flottantes. Le scénario est strico-sensus le même : un artiste ambulant arrive avec sa troupe dans un petit village côtier. L’équipe a du mal à attirer les foules… Mais ce qui intéresse le maître, ce sont les retrouvailles avec son amour de jeunesse, qui lui a donné un fils. Ce dernier, postier, la vingtaine et promis à un bel avenir d’étudiant, ne sait pas que l’homme qu’il croit être son oncle depuis tout petit est en réalité son père. Ne voulant pas qu’il traîne la réputation d’un fils de saltimbanque, le couple a organisé cette histoire et lui a peu à peu financer ses études. Mais la nouvelle compagne du maître, actrice principale de la troupe, vit mal d’avoir appris brutalement la vie cachée de son compagnon…
Avec Herbes Flottantes, Ozu nous livre son meilleur cru. À travers des thématiques aussi variées que l’ascension sociale, la vie dans les marges, les rapports de séduction et de couple, les personnages sont tous le reflet d’une facette de la société japonaise. Nakamura Ganjiro (le maître) est le petit patriarche qui a vécu, brutal quand il s’agit de donner un droit de réponse aux femmes qui l’entourent mais doté d’un bond fond qui triomphe ; Kyo Machiko (la compagne du maître) est l’ancienne prostituée qui a trouvé un compagnon de route, et qui, si elle use d’un subterfuge pour confronter son homme à la vérité, n’en demeure pas moins digne ; Wakao Ayako (la jeune actrice) est la séductrice issue du milieu des saltimbanque, et représente la légèreté tout en se montrant droite ; Kawaguchi Hiroshi (le fils du maître) est le jeune homme sur qui tous les regards sont braqués, promis à un bel avenir, mais qui se heurte à la vérité et à ses envies.
Malgré cet élan dramatique, le « style Ozu » surplombe un récit qui pourrait devenir lourd en posant sa petite caméra dans les maisons typiques de ce village agréable. On se balade d’auberge en théâtre, de barbier en port de pêche et on s’arrête surtout sur un coin vert, où le ciel est bleu et le vent léger, juste assez pour faire flotter l’herbe. Plus que jamais, le cinéma d’Ozu allie la profondeur des sujets à la douceur du ton. On s’émerveille toujours devant les « plans Ozu », ces plans d’intérieur où le personnage cadré au buste parle à son interlocuteur face caméra. On jubile encore lorsque, entre deux scènes, on nous montre quatre ou cinq courts plans de décors aussi simples qu’une boîte postale près d’un guichet, ou une théière dans un intérieur. Ces gimmicks symbolisent entièrement ce que nous avons écrit plus haut : ces images sont une photographie du Japon des années 1950 et permettent de situer le contexte – la profondeur, filmée avec une simplicité guillerette, sur fond de musique à la tonalité charmante – la douceur.
Et ayant dit cela, on comprend pourquoi Ozu s’est attelé au remake de son propre film. Entre 1934 et 1959, deux choses ont changé dans son environnement : tout d’abord, son style donc, qui s’est aiguisé. Dans les années 30, le cinéma, bien que dans sa 40ème année d’existence, était trop balbutiant pour obtenir des styles cinématographiques aussi marqués que par la suite. Ozu commencera à en montrer des signes à partir des années 1940. En reprenant son scénario, il fait état de l’évolution de son style et en un sens, du celui du cinéma japonais dont il est un éminent représentant.
Ensuite, Ozu peut se targuer d’avoir fait jouer les plus grandes stars du cinéma japonais classique. Tôt dans sa carrière, des actrices et acteurs tels qu’Yagumo Emiko et Okada Tokihiko sont les héros de ses films. Malheureusement, Yagumo stoppera sa carrière en 1931 et Okada mourra à l’âge de 31 ans. Dans les années 1950, la nouvelle garde et les meilleurs ainés apparaissent dans ses films. Et à ce titre, Herbes Flottantes est un monument : avec aux crédits Kyo Machiko, Wakao Ayako, Nakamura Ganjiro, et Ryu Chishu, Ozu s’offre l’un des plus beaux castings de l’époque.
Herbes Flottantes est un manifeste du cinéma d’Ozu. Via ses personnages confrontés aux choix de la vie mais jamais amers, Ozu nous emmène dans ce Japon qu’il a connu, fait des petits plaisirs de la vie. À déguster autour d’un thé macha ou un saké chaud, et avec de bons amis !
Maxime Bauer.
Herbes Flottantes de Ozu Yasujiro. Japon. 1959. En salles le 19/08/2020