EDITO – L’ascension du cinéma chinois

Posté le 5 mars 2020 par

Depuis le carton planétaire du Parasite de Bong Joon-ho, aussi bien critique, public, qu’en termes de récompenses, le monde entier a les yeux braqués sur le cinéma coréen. Il faut dire que depuis le début du 2e millénaire, le pays du matin calme a proposé à travers sa nouvelle vague, un courant dont Bong en est un éminent représentant, un cinéma particulièrement aiguisé et séduisant, avec une certaine constance. Pourtant, une autre culture asiatique mériterait encore plus d’attention et montre un dynamisme flamboyant depuis quelques années, et une accélération de sa puissance depuis deux ans. Il s’agit de la Chine, qui a raflé beaucoup de place dans le Top 2019 de notre rédaction.

En 2019, il y a eu An Elephant Sitting Still, Un grand voyage vers la nuit, Les Éternels, So Long My Son, Vivre et chanter, Un Été à Changsha, Le Lac aux oies sauvages. 2020 entame à peine son troisième mois que trois films chinois sont sortis dans nos salles obscures : Séjour dans les monts Fuchun, 3 aventures de Brooke, Jinpa. Et nous n’avons pas parlé des autres cinémas chinois, en l’occurrence de Taïwan et Singapour, qui dialoguent avec les autres cultures chinoises : Les Étendues imaginaires, Face à la nuit, Nina Wu, Wet Season… Comme le montre et l’explique le Dictionnaire des cinémas chinois paru récemment chez Hémisphères Éditions, les cinémas chinois ne cessent de s’alimenter et se répondre les uns les autres, en faisant circuler notamment les artistes d’un pays à un autre. Les réalisateurs chinois peuvent être de jeunes nouveaux prometteurs (Bi Gan, Anthony Chen), des confirmés qui déploient le meilleur de leurs ressources (Jia Zhang-ke, Wang Xiaoshuai, Diao Yinan). Il reste également des grands maîtres dont nous attendons les prochains chefs-d’œuvre : le sublime Shadow de Zhang Yimou, après un passage remarqué en festivals, bénéficiera d’une belle sortie vidéo en France, et Hou Hsiao-hsien a un projet en réflexion, alors que l’on pouvait douter de sa capacité à fédérer à nouveau après The Assassin en 2015, film ultime mais si radical qu’il a déboussolé le public. Et puis, à l’instar du cinéma coréen, la jeune garde du cinéma chinois se diversifie, en témoigne les premiers films de réalisatrices, ainsi que les films dédiés aux minorités (A First Farewell de Wang Lina, Balloon de Pema Tseden, A Dog Barking at the moon de Xiang Zi) présentés au Festival Allers-Retours du cinéma d’auteur chinois.

Ce jeune festival parisien est, par ailleurs, un très bon baromètre de l’évolution du cinéma chinois. Malgré le système du bureau de censure, encore très présent, les cinéastes chinois se sont, comme leurs aînés des 5e et 6e générations en leur temps, risqués à prendre à bras le corps les thématiques sociétales de leur peuple, un peuple très ancien qui subit continuellement des mutations profondes, de l’autoritarisme bureaucratique à la marche forcée vers un capitalisme débridé couplé à un étatisme étouffant. Les jeunes réalisatrices et réalisateurs chinois ont pour beaucoup voyagé et fait une partie de leurs études à l’étranger, en Occident. Ils reviennent tourner chez eux avec de nouvelles problématiques mondialisées, mais s’échinent à conserver l’esthétique chinoise, celle du plein et du vide et de la gestion de l’espace, l’importance accordée à la calligraphie, etc. Certaines thématiques persistent, comme la dureté de la vie dans les mégalopoles chinoises, un sujet magnifié par Wang Xiaoshuai dans Beijing Bicycle en 2001, par exemple, et dont il est toujours question dans Fish Park du nouveau venu Chai Xiaoyu en 2019.

Les cinéastes chinois exploitent également au mieux les possibilités techniques de leur époque. D’artisan à l’énergie débordante à Hong Kong dans les années 1980, Tsui Hark est devenu le créateur de blockbusters chinois le plus qualitatif, grâce à une attention toujours minutieuse aux développements des CGI et de la 3D ainsi que l’accès à un budget conséquent, sans perdre ni sa folle inventivité ni son esprit critique malgré ce qu’on veut lui faire dire. Bi Gan, lui, explose le plafond de créativité graphique du cinéma d’auteur avec le long plan-séquence d’Un grand voyage vers la nuit, prouesse technique monumentale au service d’une plongée absolue dans l’onirisme. Le travail sur la colorimétrie alimente énormément le réservoir d’idée des réalisateurs. Zhang Yimou fait des images réelles des estampes traditionnelles dans Shadow, grâce à une bichromie noire/blanche acérée. Diao Yinan plonge dans la nuit des villes chinoises, bardées de néons violacés, une sorte de discothèque permanente et toute l’ivresse spirituelle qui va de pair. Le soin apporté à la graphie de leurs films, qui relève d’un style réellement propre aux Chinois, se montre aussi saisissant qu’il les distingue des cinémas des autres pays.

Depuis la 5e génération du cinéma de la Chine continentale, nous avons découvert l’âme chinoise au cinéma, des sujets qui sont quasi exclusifs à la société chinoise, des personnages complexes campés par des acteurs au jeu en retenue mais dont on discerne la facette viscérale des émotions qui les traversent. Dès les années 1980 où ils sont apparus dans nos festivals, ils ont conquis le cœur des cinéphiles, au point d’inspirer de nombreux critiques et écrivains qui en ont fait leur spécialité à travers maints ouvrages (citons Jean-Michel Frodon, Brigitte Duzan, Olivier Assayas, etc.). En 2020, ces artistes sont toujours là, et s’ils ont connu des passages à vide, ils parviennent toujours à rebondir. Ils ont emmené dans leur sillon quelques générations de cinéastes qui gardent les plus beaux aspects de leur culture immense tout en adoptant des points de vue pertinents sur les sujets d’actualité, par delà la censure. De plus en plus, les cinéastes chinois sont impliqués, inspirés, et pour certains, dotés d’une créativité hors normes. Des blockbusters, aiguisés par le savoir-faire des vieux hongkongais, au cinéma indépendant, d’une variété sans précédent, le cinéma chinois est bien l’une des plus grande proposition artistique de notre ère.

Maxime Bauer.

Dictionnaire des cinémas chinois sous la direction de Nathalie Bittinger, paru en novembre 2019 chez Hémisphères Éditions