La rétrospective Ozu est de retour au cinéma grâce à Carlotta, après son succès de l’année dernière. On redécouvre alors Le Goût du riz au thé vert, vision à la fois traditionnelle et moderne du couple japonais confronté aux mues sociétales.
Mariée à Mokichi par arrangement, Taeko mène une vie de couple décevante. Le dialogue entre les deux époux, plongés chacun dans leurs activités, se fait de plus en plus rare. Après avoir menti à Mokichi pour passer quelques jours dans une source thermale avec ses amies et sa nièce Setsuko, Taeko reçoit cette dernière, bouleversée par l’annonce d’une rencontre imminente avec un prétendant pour un mariage arrangé…
Dans ses thématiques et observations de la famille, Ozu Yasujiro s’est plusieurs fois penché sur les racines de cette cellule familiale à travers la question du mariage arrangé dans Printemps tardif (1949), Été précoce (1951) ou encore Fin d’automne (1960). Ozu y traitait à la fois de la pression familiale et sociale amenant à ces mariages arrangés ainsi que de l’acceptation ou non de cette « tradition » par les héroïnes. Le Goût du riz au thé vert est donc la possibilité de scruter l’après, la continuité et le quotidien de ces couples constitués sur des préceptes plus ancestraux que sentimentaux.
Mokichi (Saburi Shin) et Taeko (Kogure Michiyo) sont de ceux-là et le temps passant, leurs différences les séparent plus qu’elles ne les complètent. Le foyer conjugal est l’axe principal de cette séparation, d’abord dans la manière dont le couple y retarde ou esquive ses retrouvailles avec Taeko, inventant un mensonge pour un séjour en onsen ou Mokichi flânant entre pachinko et bar avant de rentrer. Lorsque nous pénétrons dans la demeure, les échanges succincts des époux trahissent leur faible complicité tandis que la géographie même des lieux vise à les isoler l’un de l’autre. Cette approche sert également à caractériser les personnages, les échappatoires de Taeko trahissant son éducation bourgeoise et sa nature frivole quand Mokichi vise des plaisirs plus simples hors du domicile. Le boudoir aménagé par Taeko reflète ses goûts sophistiqués alors que le dépouillement du bureau de Mokichi reflète sa nature rustique.
L’insatisfaction de chacun va ainsi se comprendre à l’aune de ces éléments mis en place : silencieuse et résignée pour lui, capricieuse et vindicative pour elle. Les discussions féminines sont l’occasion pour les femmes d’échanger par l’ironie moqueuse la platitude de leur vie de couple où l’on sera toujours mieux loin de l’autre, où un désagrément aussi significatif que l’adultère se répare d’un cadeau. Taeko traduit donc son dépit en affublant son époux du surnom peu glorieux de « l’engourdi ». La fierté et/ou la réserve des hommes leur interdit pareil confidences entre eux, Ozu posant un regard plus bienveillant sur eux à travers cette retenue. Nul machisme cependant mais il semble que la position soumise de la femme dans la société japonaise les incite en contrepoint à une expressivité plus marquée pour afficher leur désappointement. Cette dimension soumise s’exprime subtilement puisque le cliché de la femme au foyer japonaise silencieuse vole en éclat avec toutes les figures féminines actives, cultivées et aux fortes personnalités que l’on croise ici. C’est implicite par la façon dont elles cachent certaines de leurs sorties (le séjour en onsen ou encore l’entrevue finale) et finalement, cette notion de mariage arrangé qui les bride dès leur entrée dans l’âge adulte.
Le personnage juvénile de Setsuko (Tsushima Keiko), nièce de Taeko, sert ainsi de révélateur en ayant eu le loisir d’observer le dépit de ses aînées dans leur vie conjugale et y trouvant la force de s’opposer quand elle sera à son tour confrontée à un mariage arrangé. Setsuko, par son caractère, montre un Japon entrant dans l’ère de la modernité et d’une possible émancipation féminine. Le tempérament volcanique de Taeko ne peut s’exprimer qu’une fois figé dans le cadre que la société lui a imposé alors que Setsuko affirme sa détermination en amont pour construire elle-même son avenir. Ozu ne signe cependant pas un pamphlet vindicatif, chacun des conflits passant par une approche tendre et gentiment caustique comme le montre l’amusante scène où Setsuko fuit le rendez-vous avec son prétendant – et ses conséquences peu dramatiques.
Au-delà d’une guerre des sexes qui ne constitue pas le propos d’Ozu, on a ici une bascule du Japon dans une logique plus contemporaine. Les retrouvailles de Mokichi avec un ancien frère d’arme viennent nous rappeler que les hommes non plus (et Ozu mobilisé durant la Seconde Guerre mondiale en sait quelque chose) ne furent pas maître de leur destin dans un passé pas si lointain. L’acceptation placide de leur morne existence relève également de ce passif et c’est bien Mokichi qui défendra sa nièce en ne lui souhaitant pas un ménage aussi malheureux que le sien – quand Taeko l’incite à reproduire ce modèle guère probant pour elle.
Ozu joue sur deux tableaux, celui de l’acceptation du modèle passé dans lequel l’amour peut s’affirmer avec le temps et les habitudes, mais aussi celui du présent où l’amour a désormais droit de naître selon une volonté propre hors des carcans traditionnels. Les jeunes Noboru (Tsuruta Koji) et Setsuko construisent donc leur relation en parallèle de la « reconstruction » du lien entre Mokichi et Taeko. Les dernières scènes sont remarquables à ce titre. La réconciliation des aînés passe grandement par le non-dit et le bonheur de l’intimité, le baiser enterrant la hache de guerre restant pudiquement hors-champs et rapporté via un dialogue par Taeko. Au contraire c’est le marivaudage façon screwball comedy qui domine pour signifier la romance naissante de Noboru et Setsuko, libre de toute influence extérieure. Une belle réussite qu’Ozu estimait (à tort) ratée.
Justin Kwedi.
Le Goût du riz au thé vert d’Ozu Yasujiro. Japon. 1951. En salles le 31/07/2019.