Présentée lors de la rétrospective sur le cinéma mongol, la trilogie Au Bord de la Mort du réalisateur Jigjidsuren Gombojav a fait l’unanimité parmi nos rédacteurs. Nous avons donc eu envie de le rencontrer afin de le questionner sur son cinéma.
Découvrir un cinéaste, c’est découvrir un monde. C’est cette impression rare que l’on a eu devant la trilogie Au bord de la mort de Jigjidsuren Gombojav au 24ème Festival International des Cinéma d’Asie (FICA) de Vesoul dans le « Regard sur le cinéma de Mongolie » : non seulement celle de se retrouver face à un moment de cinéma, ancré dans une Histoire nationale, celle de la Mongolie du début des années 90, mais surtout devant une esthétique inédite, une articulation de la grammaire cinématographique étonnante et bouleversante. L’alliance entre ce formalisme symboliste, qui donne l’impression de voir les films qu’Alexandro Jodoroswky aurait pu réaliser s’il avait été biberonné au cinéma soviétique, alliée à la force du propos, a accouché de 3 chefs-d’œuvre : Larmes de stèle, film de guerre sans aucune image de guerre, Ruines tièdes, poème post-apocalyptique aux visions tentaculaires et Traces d’une existence, ode panthéiste d’une touchante innocence à la puissance incantatoire inégalable. Ravi de raconter sa vie et son histoire du cinéma de manière aussi humble que précise, Jigjidsuren Gombojav nous a accordé un précieux entretien à Vesoul.
On vous découvre en France avec votre trilogie Au bord de la Mort, est-ce que vous pouvez nous dire comment vous avez découvert le cinéma et ce qui vous a donné envie d’être réalisateur ?
Je suis arrivé dans le milieu du cinéma dans les années 60. Enfant, j’adorais aller au cinéma. J’ai donc suivi cette passion, c’est pour ça que je suis allé travailler très tôt comme assistant sur des tournages. Puis j’ai continué mes études de réalisateur. J’ai fait mes études à Moscou au VGIK.
Quels sont les films qui vous ont marqués à cette époque-là ?
J’adorais à cette époque les films italiens. Le cinéma soviétique me plaisait beaucoup aussi, mais, en même temps, j’aimais beaucoup les grands classiques français, notamment les films d’Alain Resnais.
Ce sont des films qu’on pouvait voir en Mongolie à l’époque ou vous les avez vus à Moscou grâce à vos études ?
La Mongolie était fermée jusqu’en 2000, c’était impossible de les voir. J’ai eu accès à ces films en Union Soviétique ou pendant mes déplacements dans des festivals.
On sait qu’à l’époque les cinéastes soviétiques se côtoyaient beaucoup entre eux, avez-vous côtoyé ces cinéastes ou étiez-vous isolé en Mongolie ? Echangiez-vous avec d’autres réalisateurs ?
Ça m’est arrivé dans ma carrière de travailler avec d’autres cinéastes, mais ça ne m’est jamais arrivé de faire un film en collaboration. Mais j’ai beaucoup travaillé avec des comédiens étrangers, notamment des Russes. J’ai beaucoup d’amis cinéastes russes, moldaves. Quand nous avons l’occasion de nous voir nous parlons bien sûr de notre travail et ça m’a beaucoup aidé à mettre en place mon art. Les festivals sont très importants en échanges, en rencontres, et c’est grâce à des festivals comme celui de Vesoul qu’on rentre en Mongolie avec beaucoup d’expérience en plus.
On en a un aperçu grâce à la rétrospective organisée par le FICA, mais à quoi ressemblait le cinéma mongol à cette époque ?
Le choix du festival de Vesoul est excellent parce que les films choisis par le festival représentent toutes les périodes depuis la création du cinéma mongol. La Mongolie n’avait en effet pas de cinéma avant 1935. On voit vraiment l’évolution et l’histoire du cinéma mongol et, grâce aux œuvres proposées, on peut aussi apprendre beaucoup sur la culture du pays.
Votre premier film à Mongol Kino date du début des années 70 : arriviez-vous à faire des œuvres personnelles malgré la censure d’Etat et le cahier des charges présent jusqu’à la fin des années 80 ?
Depuis sa création en 1935 jusqu’aux années 90, c’est l’Etat qui produisait les films. L’Etat nous payait et nous contrôlait. Mais malgré cela, on a réussi à faire des films de qualité. On avait l’occasion d’aller dans des festivals organisés dans des pays communistes comme le festival de Moscou ou de Tachkent, mais jamais dans ceux des pays capitalistes comme Cannes ou Venise. Quelques uns de mes films ont gagné des prix dans ces festivals. On avait aussi beaucoup de très bons comédiens très prisés des festivals.
Comment vos films sont conservés en Mongolie et sont-ils toujours accessibles aujourd’hui ?
Les copies sont bien gardées dans les archives, on peut même les voir de temps en temps dans les cinémas. Il y a aussi des possibilités de diffusion par internet aujourd’hui, notamment sur youtube. Quasiment tous les films mongols sont sur youtube.
A contrario, j’ai l’impression que votre film Larmes de Stèle à été très dur à monter, vous avez essayé plusieurs fois de le mettre en place avant 1990, je voudrais savoir pourquoi ce sujet vous tenait tellement à cœur et comment vous avez finalement réussi à le monter.
Jusqu’en 1990, comme je vous ai raconté, nous travaillions sous le contrôle d’un seul parti. Après 1990, ce contrôle s’est affaibli, j’ai donc eu la possibilité de tourner mon film. Ce projet me tenait énormément à cœur, je l’ai porté pendant une dizaine d’années. Je voulais dire à mon peuple trois choses, j’ai donc réalisé ces trois films, tous porteurs d’un message qui me semblait important.
Aviez-vous cette idée de faire une trilogie dès le premier film, ou l’idée est plus venue avec le temps ?
C’est en cours de tournage de Larmes de Stèle que j’ai eu l’idée de faire une trilogie et les concepts pour les deux autres films.
On retrouve dans Larmes de Stèle des partis-pris formels forts, notamment des distorsions sonores, des points de vue subjectifs. Est-ce que ce travail esthétique est aussi très important pour vous ?
Je pense que les effets sonores que j’ai choisis sont des sons qu’on ne peut entendre qu’en Mongolie, c’est pour ça que j’ai choisi de les mettre dans le film pour le public. Je voulais faire entendre ces bruits surtout dans Traces d’une existence qui est un film avec peu de paroles et où le design sonore avait donc une grande importance.
$
Justement, dans Traces d’une Existence, vous utilisez une matière très brute, comme si vous décidiez de revenir vers un cinéma primitif, muet. Est-ce un hommage à ce cinéma ?
Oui c’est exact ! Vous savez j’ai beaucoup réfléchi pour situer les défauts des films mongols. Je me suis dit qu’il y avait trop de dialogues, alors que le cinéma est dès le début un art muet. Avec la sonorisation, on a abusé de conversations ennuyeuses, il y a le théâtre pour ça ! Je voulais faire un film muet, d’où le handicap du personnage principal qui est mutique.
D’un point de vue occidental, quand on voit vos films on pense au cinéma soviétique mais aussi aux films de Sam Peckinpah, notamment du fait des métaphores animales présentes dans Larmes de Stèle, ou à un cinéma plus surréaliste comme celui de Jodorowsky. Avez-vous vu ces ces films ?
J’utilise beaucoup les métaphores pour exprimer la souffrance et la haine de cette femme, c’est normal, il ne faut pas oublier que le cinéma c’est tout d’abord l’art de l’image.
Ruines Tièdes un film post-apocalyptique, qu’est-ce qui vous a donné envie de faire un film de ce genre ?
Je voulais monter un phénomène qui concerne notre monde, la planète entière. Je ne parle pas de la Mongolie ou de l’ère moderne, il y a aucun cadre spatio-temporel. Je voulais évoquer une légende et la question suivante : qu’est-ce qu’on va faire si jamais un désastre pareil se produit. Je voulais montrer aussi à quoi on sera confronté dans le cas d’une apocalypse, et la question de conservation de l’espèce humaine. J’ai été inspiré dans l’esthétique par l’antiquité. C’est aussi le premier film qui a montré du nu en Mongolie, ça a causé quelques polémiques en Mongolie, ça a choqué beaucoup de gens, moi je voulais juste montrer la nature comme elle est.
Ces trois films ont-ils beaucoup été vus en Mongolie ?
Traces d’une Existence a eu beaucoup de succès en Mongolie. Il a été classé numéro un du box-office mongol. Ruines Tièdes a aussi beaucoup fait parler de lui grâce au scandale. J’ai eu des critiques très fortes, surtout venant de personnes de l’ancienne génération, il y a eu de vraies polémiques par rapport à la nudité. Le jeune public était lui plutôt content de voir ces corps à l’écran. Ce film a participé au Festival de Séoul, quelqu’un m’a dit là bas : « J’ai entendu parler du cinéma mongol mais je n’ai jamais pensé que ça serait comme Ruines Tièdes« .
Ce sont les bouleversements politiques du début des années 90 qui ont permis le développement de votre trilogie, pensez-vous que la chute du régime communiste a donné plus de libertés aux cinéastes ou au contraire a mis fin à l’industrie du cinéma en Mongolie ?
Bien sûr, ce changement de régime a donné beaucoup de libertés aux artistes. Avant, c’était l’Etat qui décidait quel réalisateur allait travailler sur quel film, on avait donc moins le choix, mais le résultat était souvent de qualité. Aujourd’hui quand on voit les films montés par différentes productions, il y a très peu de films prisés dans des festivals internationaux. On a perdu en qualité et j’espère qu’aujourd’hui les jeunes qui ont fait des études à l’étranger et qui reviennent en Mongolie pour faire des films vont nous faire revenir sur la scène cinématographique mondiale.
Quel est le dernier film que vous avez vu et aimé ?
Le dernier film que j’ai vu c’était Les Heures Sombres de Joe Wright, j’ai adoré. J’ai trouvé que c’était fait d’une façon particulière, pas une simple biographie. On entre vraiment à l’intérieur du personnage de Churchill. Je l’ai vraiment découvert à travers ce film. Gary Oldman est très bien. J’aime beaucoup les sujets historiques, je pense notamment à Baron Ungern qui a libéré notre Bogd Khan. Son image a été noircie au cours de l’histoire et j’aimerais bien refaire sortir son personnage. En 1921, il a libéré Khuree des chinois, et ça serait très intéressant de faire un film sur ce sujet. J’adore le film Waterloo de Serge Bondartchouk car on découvre Napoléon à travers le récit de la bataille. (Il est interrompu par son épouse, Tsetseg Damba : « Les films historiques qui ont été faits pendant l’ancien régime sont critiqués par les jeunes d’aujourd’hui. L’Histoire c’est quelque chose qui se réécrit, et la nouvelle génération veut le faire par rapport à l’époque de la Mongolie communiste. ») Aujourd’hui, les historiens travaillent pour rectifier l’histoire de la Mongolie faussée par la propagande communiste. On a par exemple un film qui montre que Lénine a rencontré le dirigeant de la Mongolie alors que c’est totalement faux. Dans Larmes de Stèle j’utilise des photos de personnes ayant subi la répression communiste, j’avais envie de tenir compte de ça.
Propos recueillis par Victor Lopez et Kephren Montoute à Vesoul le 03/02/2018.
Retranscription : Elias Campos.
Traduction : Ulziihishig Dessberg.
Remerciements : Bastian Meiresonne, Célia Parigot.
Trilogie « Au Bord de la Mort » : Larmes de stèle (1990), Ruines tièdes (1991) Traces d’une existence (1990) de Jigjidsuren Gombojav.