Entretien avec Miyako Slocombe, traductrice et interprète

Posté le 27 janvier 2018 par

Miyako Slocombe est traductrice et interprète. Vous l’avez peut-être déjà vue sur scène lors de projections de films aux côtés de Kawase Naomi ou Sono Sion, ou lu une de ses traductions si vous êtes amateur de Maruo Suehiro ou Fukutani Takashi. Avec nous, elle revient sur son parcours et sa passion de la littérature et du cinéma nippons.

Comment as-tu découvert les mangas et la littérature japonaise ?

J’ai découvert les mangas très jeune dans les librairies japonaises à Paris. Mon premier manga était Urusei Yatsura de Takahashi Rumiko. Ça m’a aidée à perfectionner mon japonais. J’étais bilingue par ma mère mais le fait de lire des mangas m’a permis d’avoir plus de vocabulaire. La littérature est venue beaucoup plus tard, vers le lycée. Mes parents m’ont mis des livres entre les mains. Les premiers devaient être les deux Murakami. Miso Soup de Murakami Ryû m’a beaucoup marquée, avec son côté ultra-violent, et Murakami Haruki, dans un esprit tout à fait différent. Au début je lisais des traductions françaises parce que mon niveau de japonais n’était pas assez élevé. Heureusement, beaucoup d’auteurs japonais sont traduits en France : Ogawa Yôko, Akutagawa Ryūnosuke, Tanizaki Jun’ichirô et bien sûr Ranpo Edogawa, dont le premier roman que j’ai lu est La Chenille, cette histoire de mutilé de guerre qui revient sous la forme d’un homme-tronc et dont la femme doit prendre soin, alors que des désirs pervers naissent peu à peu. J’ai lu toutes les traductions de Ranpo et quand j’ai eu un assez bon niveau de japonais, j’ai continué à lire tous ces auteurs en version originale.

Yume no Q-SAKU Suehiro Maruo

Yume no Q-Saku de Maruo Suehiro

Quelles sont tes premières traductions ?

J’ai commencé par des mangas : un recueil d’histoires courtes de Maruo Suehiro : Yume no Q-Saku, en 2005. Cela s’est fait un peu par hasard. Stéphane Duval venait de monter sa maison d’édition Le Lézard Noir et cherchait quelqu’un pour traduire ses mangas. Par mon père, on se connaissait un peu et il savait que j’étais bilingue. Il m’a demandé si la traduction m’intéressait. J’ai trouvé le manga génial et j’ai traduit les deux premiers chapitres pour voir si ça fonctionnait. L’exercice m’a beaucoup plu et Stéphane Duval a continué à me confier des traductions. Peu à peu, en nouant des contacts, j’ai reçu d’autres propositions de traduction : au début des articles de presse dans le milieu artistique, et plus tard, des traductions littéraires. En 2014, alors que je me lançais dans la traduction et l’interprétariat en freelance, Frédéric Brument des éditions Wombat, m’a proposéz de traduire mon premier roman : La Fille du chaos de Shimada Masahiko.

Y a-t-il un auteur ou un livre que tu as préféré traduire ?

Sans hésitation, Maruo Suehiro. J’ai dû traduire une dizaine de livres. Il a un langage très poétique qui flirte avec l’absurde. Je me suis toujours sentie en phase avec son univers et la bizarrerie des situations. Je m’amuse aussi en traduisant Le Vagabond de Tokyo, de Fukutani Takashi, l’histoire d’un loser qui n’a ni argent ni travail ni copine, et qui vit dans une vieille résidence délabrée. Un loser sympathique et très drôle. Je m’amuse beaucoup à traduire son langage vulgaire.

Le Vagabond de Tokyo de Fukutani Takashi

Combien de temps faut-il pour traduire un manga et un roman ?

Pour un manga de 200 pages, environ une semaine, sans compter le travail de relecture. Pour certains mangas pour lesquels il faut une documentation historique spécifique, cela peut prendre deux semaines. Pour un roman de 200 pages, en continuant à traduire des mangas et en faisant de l’interprétariat en même temps, il me faut environ deux mois.

Y a-t-il des écrivains japonais qui écrivent des phrases très longues, comme Marcel Proust ?

Ça doit sûrement exister mais je n’en ai jamais lus. Quoique Ranpo écrit des phrases assez longues. J’ai lu ses traductions des années 1980 et j’ai vu que les traducteurs se permettaient parfois de couper les phrases pour que ce soit plus lisible.

On dirait que l’offre et les ventes de mangas et des romans japonais sont en augmentation depuis 10 ans.

C’est possible, j’avais entendu dire que le marché stagnait depuis les années 2010. J’ai cru comprendre que les maisons d’édition réussissaient à fonctionner grâce à quelques gros succès mais que pour beaucoup de livres, ils étaient déficitaires. Il peut y avoir des surprises : des livres qui cartonnent au Japon mais qui ne se vendent pas en France, et vice et versa. L’offre est globalement riche en France.

Quelles sont les plus grosses ventes au Lézard Noir ?

Je crois que Chiisakobé de Mochizuki Minetarô a vraiment bien marché. Il y a eu beaucoup de presse, l’auteur a été invité à Angoulême et primé l’année suivante. Les libraires ont mis le livre en avant dans leurs étalages. Le Vagabond de Tokyo est également une série qui continue à se vendre dans la durée.

Vers la lumière de Kawase Naomi

Tu fais aussi de l’interprétariat. Comment cela a-t-il débuté ?

Une des mes premières missions a été de traduire les propos de Kawase Naomi qui était présente au Festival du cinéma documentaire de Montreuil en 2012. Une des organisatrices cherchait une traductrice et des personnes que je connaissais uniquement via Facebook et avec qui je suis devenue amie après leur ont suggéré mon nom. Quand je travaillais à la programmation cinéma de la Maison de la culture du Japon à Paris, il m’arrivait de faire de l’interprétariat pour des réalisateurs invités, c’était une bonne manière de commencer car au début c’est impressionnant de parler au micro devant un public. Quand j’ai quitté la MCJP, je suis restée en très bons termes avec les responsables des autres départements, qui m’ont proposé de traduire des conférences sur la culture japonaise : la danse, la gastronomie, l’art de l’encens, le théâtre…

Toutes ces expériences m’ont permis de rencontrer des gens qui ont gardé mes coordonnées et on se contacte les uns les autres pour des missions d’interprétariat. Par exemple, pour la venue de Sono Sion à l’Etrange Festival en 2014, Takahashi Shôko [habituelle interprète pour l’Etrange Festival], m’avait recommandée car elle était indisponible à ce moment-là. Les propositions viennent par le bouche à oreille. C’est un à-côté passionnant.

Tu es souvent interprète pour des réalisateurs ?

Oui et j’en suis très heureuse, car je suis une cinéphile depuis longtemps. C’était un plaisir de faire de l’interprétariat pour Kurosawa Kiyoshi (son interprète habituelle, Léa Le Dimna, n’était pas disponible et avait transmis mes coordonnées au distributeur). J’avais déjà vu presque tous ses films. C’est pareil pour Kawase Naomi. Quand il s’agit d’un réalisateur que je connais moins, je regarde le maximum de ses oeuvres pour m’imprégner et je lis des interviews japonaises pour comprendre au maximum ses intentions. Cela me donne l’occasion de voir d’autres films.

As-tu des anecdotes à nous raconter ?

Il y aurait plein d’anecdotes à raconter sur Sono Sion, c’est un sacré personnage. A l’époque, il venait directement du Festival de Toronto pour l’Étrange Festival à Paris, il était complètement en décalage horaire. Quand il est arrivé de l’aéroport à l’hôtel, sa chambre n’était pas encore prête donc les organisateurs du festival lui ont proposé de s’installer au bar de l’hôtel, vers 13h. La conversation a dérivé, les verres se sont enchaînés… Au bout de quelques heures, Sono Sion s’est levé d’un coup pour aller dormir dans sa chambre, jusqu’à 21h. Heureusement, il n’avait pas d’interview ce soir-là. Il est très généreux et cultivé. C’était incroyable de le côtoyer pendant 4 jours.

Love Exposure de Sono Sion

Quels sont les réalisateurs ou films japonais qui t’ont marquée ces dernières années ?

Il y en a beaucoup. Tel Père, tel fils de Kore-eda me vient à l’esprit. C’est classique dans la forme mais ça m’a vraiment émue. J’aime beaucoup Love Exposure de Sono Sion, surtout pour l’énergie et l’aura de Hikari Mitsushima, une actrice que j’adore. Également Sawako Decides de Ishii Yûya, avec cette même actrice. Realism No Yado de Yamashita Nobuhiro, qui est passé à la MCJP lors d’un cycle “Kansai”. C’est un film adapté d’un manga de Tsuge Yoshiharu, qui met en scène le voyage de deux types paumés dans une station thermale et qui rencontrent une fille sur la plage. L’humour absurde de ce film m’a plu. Sinon, j’ai beaucoup été marquée par Mélodie tzigane de Suzuki Seijun, qui est visuellement incroyable, Pandemonium de Matsumoto Toshio, ou encore Le Village de mes rêves de Higashi Yôichi (Ours d’argent au Festival de Berlin en 1996), qui raconte l’enfance de deux frères jumeaux devenus illustrateurs de livres pour enfants.

Propos recueillis par Marc L’Hegoualc’h à Paris le 05/12/2017.

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