LIVRE – Miss Hokusai – Tome 1 de Sugiura Hinako : le fantôme d’Edo

Posté le 29 mai 2019 par

Assistante, préparatrice de commandes ou simple exécutante ? Miss Hokusai fut bien plus que cela. Une femme aux convictions avant-gardistes, au talent inattaquable et au caractère bien trempé dans une valse de personnage aux préoccupations toujours contemporaines. L’amitié, le travail, la famille, l’affirmation de soi, la complicité, l’humour, les superstitions… Autant de tranches de vies à découvrir dans ce premier tome attendu et érudit de Miss Hokusai, de Sugiura Hinako, paru le mois dernier.

Miss Hokusai tenait de son père son talent et son obstination. C’était une femme libre qui fumait la pipe, buvait du saké et fréquentait les maisons de plaisir pour croquer les belles femmes sur le vif. Autour d’elle et de Hokusai se déploie la chronique fantasque d’une vie de bohème au début du XIXe siècle, où se côtoient peintres, poètes, courtisanes et acteurs du kabuki. Sugiura Hinako (1958-2005) est une mangaka et une historienne spécialisée dans la vie et les coutumes du Japon de l’ère Edo. Elle travaillait beaucoup pour le cinéma et son manga a été adapté en film en 2015 par Hara Keiichi.

Les Contes de la princesse Hokusai

Japon : 1814. Durant la période d’Edo (Tokyo actuelle), O-Ei tient de son père son talent et peint souvent à sa place. Sans signer, et pour réussir à boucler les commandes… C’est le point de départ de cette histoire mille fois contée. Une œuvre dissimulée, une famille pittoresque, une mort sujette à toutes les rumeurs… Mille mots de sauraient rendre hommage à la complexité d’une existence unique.  Liberté ou fardeau ?

C’est pourtant le pari fou de la belle historienne et mangaka Sugiura Hinako, décédée brutalement en 2005, à l’âge de 47 ans. En attendant la sortie du tome 2, le 22 août 2019, retour sur un plaisir coupable car il est vrai, quel que soit l’intérêt porté à une famille pittoresque, on reste très loin du génie d’un Ito Junji ou d’un Urasawa Naoki à la lecture de ces généreuses nouvelles. Paru 4 années durant (83-87) dans Weekly Manga Sunday, l’une des filles artistes du mythe Hokusai, roi de l’estampe et dieu vénéré partout dans le monde fut une artiste (et non la femme) par trop effacée. Et pourtant, et si votre œuvre favorite portait la mauvaise signature…

Déjà objet d’un magnifique long métrage fin 2015, l’adaptation Miss Hokusai de Hara Keiichi pointait, elle aussi, du doigt ce quotidien morne, celui d’une famille enfermée la plupart du temps dans un étrange atelier, un taudis hors du temps dans lequel le « fou du dessin » (comme il se plaisait lui-même à se présenter) magnifiait un imaginaire qui deviendrait mondialement célébré. A quatre mains donc, car, supporté dans tous les sens du terme par O-Ei, l’indépendante libertaire surdouée, cette équipe improbable permettra de passer sous les fourches caudines des amateurs d’art pour en devenir une saga historique propice à tous les fantasmes. Sarusuberi, de son vrai titre, est de la même veine. Enfin, sur son aspect historique tout du moins. La caution de Sugiura Hinako, historienne respectée, n’y est pas étrangère. Elle choisira pour son récit une série de textes, de récits imaginaires peut-être, de moments de vie sans continuité narrative entre ces peintures indépendantes du temps qui passe. Choisissant le parti pris de braquer son objectif sur deux personnages haut en couleurs, O-Ei demeure toutefois l’oriflamme de la famille. Révolutionnaire avant l’heure, l’œuvre n’hésite pas (un tour de force au Japon à l’époque) à mettre en doute la tradition, à questionner la pression sociale et ses modèles archétypaux.

La principale déception de ce premier tome, si l’on est novice de la créatrice, est la qualité de son trait, trop souvent inégal, notamment au niveau des personnages, les décors transpirants, eux, l’implication. Le manga et l’animation plus généralement ont aujourd’hui tellement explosé en termes de qualité narrative et graphique, du Conte de la princesse Kaguya à Métropolis ; de Perfect Blue à Tsutsui Tetsuya (Reset, Manhole…) qu’il est parfois compliqué de s’éblouir sur ces quelques pages. Il faudra enfin faire preuve de nuances sur son rapport au livre et laisser envahir la tendresse face à la naïveté, la bienveillance face au cynisme. Une attitude souvent salvatrice donc pour ces deux inséparables, tantôt petits escrocs tantôt artistes immensément talentueux luttant pour leur survie. Et c’est là que tout l’intérêt de l’œuvre réside. Rien n’est tranché, tout est grisé, flou et les certitudes font leurs révérences au doute. Un tour de force qui mérite à lui seul une lecture attentive que vous soyez féru d’histoire, de récits familiaux plus ou moins larmoyants ou de pamphlet politique déguisé en bluette.

On remercie in fine une historienne, artiste, chercheuse qui fit cohabiter dans une œuvre unique le froissement des kimonos, le mythe du XIXème siècle, Tetsuzo Hokusai, la vie de bohème d’une femme aussi libre qu’elle est « prisonnière » de son père… Théâtre kabuki de masques de cire dont les coulisses font se côtoyer prostituées et samouraïs : l’exigence historique, jamais bradée (nous aurions apprécié une préface) contrastera alors avec malice la naïveté de certaines pages. A moins que là encore, les strates sémiologiques soient encore plus complexes ? Une œuvre protéiforme, polysémique dans un décor merveilleux… Mais dans laquelle l’héroïne, subtile et nuancée, voit sa vie balancer entre ses sœurs caustiques, des traditions lourdes à supporter et un père odieux ou émerveillé, trop présent dans ce premier tome… Un crayon libérateur, lui-même chaîne de fer qu’il soit dans l’onomatopée un peu grossière de la mangaka que dans le champ des possibles dessiné dans une vague. Ce n’est déjà pas si mal pour quinze chapitres.

Jonathan Deladerrière.

Miss Hokusai – Tome 1 de Sugiura Hinako. Japon. 1983. Edité en avril 2019 par Picquier Editions.

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