MUBI – Labyrinth of Cinema de Obayashi Nobuhiko

Posté le 12 mai 2021 par

Quand les grands zinzins du cinéma font leur adieu, c’est souvent un joyeux feu d’artifice. C’est le cas une fois de plus avec Labyrinth of Cinema, le dernier film de Obayashi Nobuhiko, disponible sur Mubi. Décédé en avril 2020, ce doux-dingue clôt son Œuvre avec un film salement monstrueux, documentaire sur la technique du cinéma, poème punk contre la bêtise de la guerre, ode aux films japonais et appel à la fraternité internationale. Avec cet ultime baroud d’honneur, le défunt cinéaste, du haut de ses 82 ans, a pris dix ans d’avance sur toute la jeune génération d’iconoclastes.

Tout commence par un écran rouge. Mais nous sommes loin du Cris et chuchotements de Bergman. Preuve, par la suite, avec un décompte : accompagné par une musique jazzy, le spectacle peut enfin commencer ! Au générique d’ouverture, un carton l’annonce : vous aurez à faire à “Un spectacle pour explorer la littérature cinématographique”. Dédié à Hinton Battle, un danseur et chorégraphe de comédies musicales US récompensé de 3 Tony Awards, ainsi qu’à la jeunesse qui s’oppose à toute guerre, le film va naviguer entre célébration joviale de la magie du cinéma et agitprop contre l’histoire belliqueuse du Japon au XXème siècle.

Cette histoire se déroule dans un cinéma en bord de mer”. Mais l’aventure s’ouvre depuis l’espace, avec le personnage de Fanta G., joué par Takahashi Yukihiro, le chanteur et batteur de Yellow Magic Orchestra. L’homme apparaît chill dans un vaisseau spatial. Constellé, en surimpression, de carpes koï, il croque dans un grand maki et sirote un soda pendant que des pianos mécaniques flottent dans l’espace derrière lui. D’emblée, place à la folie surréaliste et dada qui va irriguer tout le film, ad nauseam.

Fanta G. débarque ensuite à Onomichi (ville de naissance du cinéaste) où le Setouchi Kinema donne sa dernière séance avant de fermer. Mais ce ne sera ni Cinema Paradiso ni Eddy Mitchell. Ce qui se prépare, c’est plutôt la rencontre punk entre le Tous en scène de Minnelli, l’abstraction expérimentale d’un Kenneth Anger et la démesure politique des Wakamatsu et autres Tsukamoto. Avec pas mal de pets au milieu. À cause de la pluie et de l’orage, toute la ville semble se précipiter dans la salle pour se mettre à l’abri. Entraîné par la cinéphilie tourbillonnante de l’ensemble, on pense aux spectateurs ruraux qui viennent en masse voir la troupe de spectacle dans Herbes flottantes d’Ozu. Et puis, tout explose : le film invite certains de ses spectateurs dans son espace. Tout s’enclenche à partir du rêve (presque politique et philosophique) que le spectateur se transforme en acteur.

Difficile de résumer le récit, tant le rythme du montage exige une attention profonde du spectateur, durant ces 3h explosives. Tout est mené tambour battant, avec une urgence et une profusion à faire pâlir le cinéma d’action hollywoodien. “L’Histoire est chaotique” entend-on ; l’esthétique du film aussi.

Ce qui fait tout de même office de récit, c’est la course de jeunes spectateurs plongés, bon gré mal gré, dans le film projeté en 35mm. Parmi eux, on croise Hosuke, un historien du cinéma, Mario, un cinéphile encyclopédique, Shigeru, un jeune yakuza obnubilé par l’honneur, la jeune cinéphile Noriko et Kazumi, une critique et historienne savante. À leur côté, depuis la salle de cinéma, Obayashi fait exister un vieux projectionniste et une caissière aveugle (jouée par Shiraishi Kayoko).

Parmi ces personnages, spectateurs de la dernière séance, la figure centrale est celle de Noriko. Centrale parce qu’elle est presque le diamant perdu après lequel court les personnages masculins, de séquence en séquence. Mais aussi parce qu’est incarne un motif récurrent des films d’Obayashi et qu’elle donne corps à l’âme fragile de la cinéphilie (s’exclamant avec passion : “Ce que je ne connais pas, je veux le connaître à travers les films”). La jeune femme, souvent en habit d’écolière, revient chez l’auteur depuis ses tout premiers courts-métrages. Elle porte ici la flamme, pour la dernière fois, de son amour pour l’enfance de l’art et l’innocence du cinéma. S’enchaînent ensuite un film de yakuza, dont le titre “Règlement de comptes yakuza” évoque les films de Fukasaku, puis un film de guerre, puis de samouraï… Au milieu de ce jeu de marabout-bout de ficelle, une séquence de comédies musicales hollywoodiennes loue la propension des films à dire la vérité par les détours du mensonge : “La réalité et le fantasme se sont mélangés”.

L’ensemble parcourt donc les films de guerre du XXème siècle, traversé par les poèmes de Nakahara Chuya, traducteur nippon au début du siècle des textes de Rimbaud. On retrouve bien là la faculté du cinéaste à mâtiner la beauté lyrique d’une grande trivialité.

Les trois jeunes protagonistes masculins se retrouvent, dans la première partie, pris dans un film de guerre où une troupe japonaise est en pleine invasion de la Mandchourie avec une prisonnière chinoise (jouée par le personnage de Noriko). Le propos général se révèle très tôt clairement antimilitariste et, a fortiori, anti-impérialiste. Les soldats de profession sont tous montrés comme des brutes sanguinaires, des idiots ou des aliénés. L’un des personnages finit même par se désoler du conformisme de la société nippone.

Concentré autour d’une dernière projection, Labyrinth of Cinema exprime l’idée assez répandue chez les vieux auteurs que la fin de leur vie correspond avec une certaine fin du cinéma. La vie, chez des artistes totaux comme Obayashi, ne se distingue pas du cinéma. En cohérence avec cette confusion, la réalisation explose les frontières entre le réel et le fantasme, la prise de vue et les effets d’animation, le temps vraisemblable et les accélérations, la “diégèse” close et les adresses au spectateur. Le cinéaste accentue ce trouble en jouant lui-même dans le film un pianiste funèbre, un mystérieux réalisateur appelé John, associé à Ford, et un violoncelliste de l’espace. La majorité des plans, où les corps des acteurs se détachent, mal détourés, de l’image en fond vert derrière eux, dégage l’impression qu’Obayashi a disposé des statuettes devant un décor de fortune, comme pour jouer avec.

En traversant une portion de l’histoire des films, Labyrinth of CInema parcourt aussi une partie de l’humanité. Au détour de plusieurs séquences, des hommages sont égrainés, à l’humanisme de Frank Capra, aux résistances quiètes d’Ozu et de Yamanaka Sadao pendant la guerre. On devine aussi des pastiches d’Oshima, lors d’une séquence de pinku eiga naturaliste, façon L’Empire de la passion.

L’œuvre est nécessairement nostalgique. Nostalgique du village d’enfance du cinéaste, des projections 35mm, du cérémonial populaire de la séance, d’un certain cinéma classique et expérimental. Les dialogues et les situations disséminent des infos sur la technique du cinéma à travers son histoire. Au-delà de son côté foutraque et libertaire, l’œuvre est éminemment savante. On apprend comment coller une pellicule et comment passer une bobine entre des galets pour la projeter. On apprend aussi que la musique franco-polonaise de Chopin était interdite au Japon pendant la Seconde Guerre mondiale mais pas la musique allemande de Beethoven.

La réalisation, quant à elle, s’illustre fiévreusement par l’effervescence de collages en tous genres. Le montage est partout, jusque dans l’imagerie des plans. Très cut, presque épileptique, il témoigne de l’énergie intacte de l’auteur. Le récit bondit d’une période et d’un front à l’autre, au risque, souvent, de perdre le spectateur dans ce maelstrom abondant. Par exemple, quand un plan un tant soit peu naturaliste apparaît, le chaos formel et expérimental d’Obayashi ressurgit aussitôt. Bien sûr, beaucoup de moments WTF à la japonaise ponctuent l’ensemble : l’épisode en Mandchourie se conclut par l’intrusion de Mario en Tarzan, sauvant Noriko qu’il aime. On est parfois plus proche de Cinéman que de La Rose pourpre du Caire ou de Zelig. Tandis que beaucoup de cartons et de cartouches sous-titrent sur les côtés de l’écran certains dialogues, et introduisent l’esthétique du muet dans celle ultra moderne.

Labyrinth of Cinema pourra, assurément, perdre certains spectateurs peu coutumiers de l’artiste. C’est probablement même une de ses ambitions. Mais, dans ces rhizomes, l’œuvre offre au spectateur un festin généreux. Le regard y est souvent mis en scène comme un appareil du désir. Film total (pour la largeur des types de cinéma qu’il embrasse), ce joyeux bordel va même jusqu’à se commenter lui-même (l’un des personnages évaluant la qualité du jeu des comédiens), le tout avec une liberté formelle au service d’une critique du patriotisme japonais. Il n’y a qu’un homme au crépuscule de sa vie qui peut la formuler ainsi, comme Wakamatsu avec Le Soldat dieu.

Ce dernier joyau brut se découvre comme la missive d’un vieux-de-la-vieille qui adresse aux jeunes une leçon d’histoire, de cinéma et de « punkitude ». L’une des dernières répliques laisse résonner un mantra pour les générations futures : “Rendez l’avenir joyeux et amusant !”. Un cri du cœur pour clore et résumer l’œuvre d’Obayashi.

Flavien Poncet

Labyrinth of Cinema de Nobuhiko Ôbayashi. Japon. 2019. Disponible sur Mubi.

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