LE FILM DE LA SEMAINE – Le Pornographe d’Imamura Shohei (en salles le 14/11/2018)

Posté le 14 novembre 2018 par

L’un des films les plus provocateurs, dérangeants et précurseurs d’Imamura Shohei ressort cette semaine en salles, en version restaurée.

Face à l’incompréhension croissante pour son œuvre singulière au sein de la Nikkatsu, Imamura Shohei a décidé de créer sa propre société de production avec Imamura Productions. Le premier projet sera Le Pornographe dont le sujet lui est amené par l’acteur Ozawa Shoichi d’après le roman de Nosaka Akiyuki (auteur à qui l’on doit La Tombe des lucioles) et Imamura décide de le réaliser tout en lui confiant le rôle principal. Le titre original Erogotoshitachi yori Jinruigaku nyumon (littéralement Une introduction à l’Anthropologie au travers des Pornographes) reprend de façon plus radicale encore la dimension anthropologique et la position d’observateur scrutant des spécimens qu’Imamura avait initié avec La Femme Insecte (1963). Il concrétise même visuellement l’idée en liant cette approche au métier de son héros avec l’ouverture et la conclusion qui nous introduit puis nous sort d’un écran de cinéma. On pouvait encore trouver une relative notion de mélodrame dans la trajectoire de l’héroïne de La Femme Insecte mais tout cela s’estompe ici dans un ensemble plus dérangeant.

Le Pornographe prolonge les thématiques de Cochons et Cuirassés (1961) et La Femme Insecte dans un contexte radicalement différent pour la société japonaise. Les précédents films présentaient un pays colonisé, pauvre et en reconstruction où les héros soumis à leurs désirs se perdaient dans une volonté de survie et d’évasion. Les Jeux Olympiques 1964 de Tokyo ont signifié au monde le redressement économique du pays et si les personnages s’abandonnent à une même faiblesse de caractère, l’adversité sociale n’est plus une excuse. Ogata (Ozawa Shoichi) gagne sa vie en étant le pourvoyeur de plaisir de la haute société japonaise. Il réalise leurs fantasmes par procuration en tournant des films érotiques clandestins et fournit aux hommes des jeunes femmes prêtes à satisfaire leurs fantasmes les plus déviants. Alors que la Nikkatsu s’apprête à entamer son virage vers le Roman Porno, Imamura s’en démarque par sa vision très noire où il anticipe nombres de pratiques et perversions qui irrigueront le genre voire la sexualité japonaise au sens large. Chacun de ces fantasmes participe à cette volonté de domination du mâle japonais, d’une libido s’épanouissant par la soumission de la femme. Cela donne quelques demandes et situations sacrément dérangeantes. Un homme d’affaire désire ainsi ardemment posséder une vierge, las d’avoir été toute sa vie le second (y compris avec son épouse) et souhaitant à son tour être le premier amant d’une femme à qui il laissera un souvenir inoubliable. Un autre rêvant du viol d’une écolière en uniforme verra théâtraliser sa lubie dans un film amateur mais le tournage s’interrompt lorsque Ogata constate avec stupeur que les acteurs recrutés sont père et fille… Imamura tout en nous déstabilisant arbore ce ton neutre où les éléments tordus s’enchaînent au montage sans dramatisation ou sans être montés en épingle.

L’occupant américain ne sert donc plus de prétexte à l’avilissement comme dans Cochons et Cuirassés, il s’agit simplement d’une demande à satisfaire pour la classe aisée dans le capitalisme le plus sauvage. Cette absence de scrupules va peu à peu se répercuter sur la sexualité d’Ogata. Vivant avec une veuve et ses deux enfants adolescents, Ogata nourrit un désir de plus en plus coupable – culpabilité rappelée par une cicatrice à la jambe – pour sa belle-fille Keiko (Sagawa Keiko) âgée de quinze ans (une transgression qu’on trouve aussi à la fin de La Femme Insecte). La promiscuité nourrit cet appétit sexuel insatiable du héros qu’Imamura capture dans les étreintes ardentes avec sa compagne (Sakamoto Sumiko), et par les regards concupiscents à la dérobée où il observe Keiko se changer à travers l’entrebâillement d’une porte. Il tentera bien de résister mais parallèlement tout son univers s’écroule (son « commerce » racketté par les yakuzas, la police qui le harcèle…), ce qui le rend plus maladif encore que ses clients, esclave de ses désirs pervers. Déçu dans ses ambitions de fonder une famille (au passage, le vaurien qu’incarne le beau-fils n’a rien à envier au jeune coq de Cochons et Cuirassés pour une vision assez désabusée de la jeunesse japonaise), de s’enrichir et surtout de satisfaire ses fantasmes, Ogata va basculer. Les rêves d’abus et de soumissions étant impossibles avec une femme forcément infidèle et/ou traîtresse, autant se façonner une compagne artificielle. Imamura anticipe donc à la fois les dérives fétichistes et otakus de la société japonaise dans un final glaçant où la quête de virilité ultime mène à la déshumanisation, le fantasme de la machine supplantant celui de la chair.

Justin Kwedi.

Le Pornographe d’Imamura Shohei. Japon. 1966. En salles, en version restaurée, le 14/11/2018.

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