L’année dernière, entre deux ressorties en salles des films de Kitano Takeshi, le public pouvait (re)découvrir en copie restaurée le chef d’œuvre de Bong Joon-ho, Memories of Murder, thriller coréen qui avait réveillé en 2004 le monde du polar et révélé au monde entier son réalisateur. En 2018, les moins chanceux vont pouvoir s’accorder une séance de rattrapage grâce à La Rabbia, qui en plus de proposer le film dans une copie majestueuse, offre au cinéphile une montagne de bonus indispensables.
Le film : Début des années 2000, alors que le public cinéphile occidental a le regard principalement tourné vers la Chine et le Japon, terres de cinéma fièrement représentées par des cinéastes comme Kitano Takeshi, Hou Hsiao-Hsien ou bien encore Wong Kar-Wai, un pays jusqu’alors plutôt discret sur la scène internationale (comparé à l’activité des voisins) se réveille. Ce pays c’est celui du Matin calme, la Corée du Sud. Dans le trio de tête de cette vague coréenne, on trouve Kim Ki-duk, qui va enchaîner les productions tout au long des années 2000, Park Chan-wook, avec sa trilogie de la vengeance, et enfin celui qui nous intéresse aujourd’hui : Bong Joon-ho. Si son premier film Barking Dog, une comédie sociale, est déjà en soi une belle carte de visite, c’est son deuxième long-métrage qui va le mettre sur le devant de la scène mondiale, avec le succès que l’on connaît, remportant notamment le grand prix au Festival de Cognac. Si, a priori, rien ne différencie foncièrement le script du tout venant de la production cinématographique au rayon film policier (des flics traquent un tueur en série, le tout est inspiré de faits réels qui se sont déroulés entre 1986 et 1991), c’est la mise en scène de Bong Joon-ho qui va faire la différence et transcender son sujet pour accoucher d’un chef d’oeuvre.
Si le sujet ne prête pas forcément au rire, Bong Joon-ho arrive à trouver le parfait équilibre entre drame, suspens et comédie. Drame et suspens car les crimes vont mobiliser presque tous les policiers du pays dans une gigantesque course contre la montre, avec des forces de l’ordre qui sont vite dépassées par les événements et agissant systématiquement avec un train de retard sur un tueur qui les nargue en direct à la radio. La comédie n’est pas en reste, car là où le film surprend, c’est dans le portrait de son équipe de choc, ses deux inspecteurs locaux, qui vont avoir recours à tous les moyens possibles et imaginables pour coincer le tueur, accompagnés par un policier venu de Séoul pour leur prêter main forte. Lorsque les techniques policières classiques ne marchent plus, nos héros vont par exemple se tourner vers un médium, et partir sur des chemins parfaitement improbables, comme la scène du sauna. On passe ainsi du rire au drame le temps d’une seule scène, avec par exemple les interrogatoires des suspects, qui s’avèrent tour à tour pathétiques et tendus, mais toujours interrompus par un high kick en plein face délivré par un des inspecteurs. On remarquera aussi que le film, en 2004, dressait déjà un portrait peu reluisant des forces de l’ordre et de l’administration de la société coréenne, faisant passer ces dernières pour de parfaits incapables, une tendance qui reviendra souvent dans le cinéma coréen récent, comme dans Tunnel (2016). On notera aussi que le cadre rural de l’enquête est plutôt bien exploité, loin des clichés habituels qui font généralement des grandes cités le terrain de chasse favori des psychopathes.
Memories of Murder révéla aussi le talent de Bong Joon-ho derrière la caméra, autant à l’aise avec ses scènes de comédie que dans la mise en scène des exactions de son tueur en série. Loin de tous les styles un peu tape à l’œil et racoleurs, pièges dans lesquels tombent nombre de films de genre post-Seven, le réalisateur prend le temps de faire monter la tension, soigne sa photo et ses cadres en filmant ses campagnes de province comme autant de scènes de crime potentielles, où l’horreur peut aussi surgir sous un soleil écrasant que sous une pluie diluvienne. La remasterisation du film permet de redécouvrir la maîtrise du cadre du réalisateur dont les choix de photographie font plonger le film dans l’horreur pure lorsque son tueur passe à l’action (on se souviendra longtemps de ce plan glaçant avec le tueur qui émerge des champs). Bong Joon-ho n’oublie jamais qu’il a une histoire palpitante à raconter au spectateur, et se garde bien de juger ses personnages qu’il finit par rendre terriblement humains dans leurs actions, car même si les inspecteurs semblent faire tout et n’importe quoi pour coincer le tueur, ils sont avant tout mus par une réelle et sincère volonté de mettre fin à l’horreur et à la peur qui grandit dans le pays. Il vaut mieux tenter l’impossible que de ne rien faire et attendre la prochaine victime, quitte à s’abandonner complètement dans l’affaire et à perdre tout repère moral et professionnel, à l’image de l’inspecteur de Séoul qui va progressivement virer borderline alors que son collègue local, au départ assez peu dégourdi, va se révéler efficace dans sa traque du tueur.
Au final, la réédition de Memories of Murder en version restaurée confirme le statut qu’a acquis le film en 14 ans. Ce genre de traitement n’est souvent réservé qu’aux grands classiques du cinéma. Le deuxième film de Bong Joon-ho est devenu un classique du cinéma policier. Rien de moins.
Les bonus : La Rabbia n’a pas fait les choses à moitié pour cette édition collector. En plus de proposer le film dans un superbe coffret et avec une copie qui frôle la perfection, tant sur le plan visuel que sonore, le storyboard complet du film est disponible, accompagné de multiples annotations et indications de mise en scène. A noter la présence d’un livret de Stéphane du Mesnildot qui décortique le film et met en avant son importance, à la fois en tant que film policier et également en tant qu’élément essentiel du renouveau du cinéma coréen. Un commentaire audio est également disponible, durant lequel le réalisateur et les acteurs reviennent sur l’expérience du tournage, entre nostalgie et bonne humeur. A noter que le making-of proposé dans ce coffret est le même que celui sur le DVD lors de la sortie du film en 2005.
Parmi les différents documentaires proposés sur le Blu-Ray, on se penchera sur le travail sonore de l’ingénieur du son, rehaussé au passage par la remasterisation du film (Bong Sound, 17″). Parmi tous les suppléments proposés, il se révèle tout aussi indispensable que le documentaire, réalisé par Jésus Castro, et ensuite parce qu’il met en avant le travail de Choi Tae-youn qui poursuit de manière intelligente le travail du réalisateur, ce dernier lui ayant demandé de développer, du point de vue sonore, le coté naturaliste et cru de son film, en accentuant l’aspect menaçant de certains bruits familiers, comme la pluie par exemple, ou le son des usines de la ville de Hwaseong.
Mais le plus intéressant sur cette galette reste le documentaire de près d’une heure, réalisé par Jésus Castro, qui retrace la genèse passionnante du film, sans langue de bois et à des kilomètres des making-of proposés en supplément. Bourré d’anecdotes et d’images de tournage, ce documentaire est indispensable pour tout fan du film et de l’oeuvre de Bong Joon-ho. On y découvre un réalisateur parfois en retrait comparé au reste des intervenants, mais aux idées claires, qui impressionne par sa vision de metteur en scène et son respect pour les victimes du tueur dont s’inspire le film. La plupart des principaux comédiens sont également présents, se rappelant 15 ans plus tard comment ils ont appréhendé leurs rôles et racontant de multiples anecdotes de tournage. On retiendra surtout le dernier plan de ce documentaire, qui conclut ce passionnant retour vers le passé (dixit l’ingénieur du son) sur une note plutôt triste.
Le reste des bonus se trouve sur le DVD, et s’ils ne sont pas du niveau du documentaire de Jésus Castro, ils n’en apportent pas moins un complément d’informations non négligeable concernant le film.
La bande originale (14″) : Module consacré au score composé par Iwashiro Taro, qui revient brièvement sur son travail et comment il a composé une partition qu’il voulait triste sans tomber dans la lourdeur et la redite de ce qui se déroule à l’écran.
Les costumes (12″) : Rencontre avec les responsables des costumes du film, qui racontent comment ils ont essayé de retranscrire la personnalité des personnages dans leurs habits, sans oublier d’y apporter une touche très 80’s, les événements ayant lieu à cette époque.
Les effets spéciaux (5″) : Courte vidéo traitant des effets visuels utilisés pour le film, notamment pour les scènes avec le train et pour retravailler certains décors et détails naturels qui n’étaient pas en raccord avec l’histoire.
Scènes coupées : Au nombre de sept, elles n’apportent pas grand chose au récit, de l’aveu même du réalisateur, et auraient ralenti l’intrigue. Disponibles avec ou sans commentaire audio du metteur en scène.
Les décors (11″) : Module sur les décors du film et la nécessité de reconstruire certains édifices et lieux pour rendre crédible une ville qui depuis 1980 a bien changé.
On trouvera également un making-of d’époque ainsi que deux bandes-annonces, une pour la sortie du film en 2004 et une pour la ressortie du film l’année dernière.
A l’heure où le support numérique tend à supplanter lentement mais sûrement le format DVD et Blu-Ray, des éditions comme celle de Memories of Murder font plaisir au cinéphile passionné qui va se régaler avec la montagne de suppléments de qualité, ainsi qu’au collectionneur qui va avoir la chance d’avoir un chef d’oeuvre du cinéma proposé dans un étui magnifique. Un très joli cadeau estival de La Rabbia.
Memories of Murder de Bong Joon-ho. Corée. 2003. Disponible chez La Rabbia en DVD, Blu-Ray, Edition Collector DVD + Blu-Ray + livret et Edition Ultime limitée DVD + Blu-Ray + Livret + Storyboard le 11/07/2018.