Kinotayo – Rage de Lee Sang-il : Don’t Look Back In Anger

Posté le 23 décembre 2017 par

Le réalisateur japonais d’origine coréenne, Lee Sang-il, offre avec son nouveau film, Rage, projeté lors de l’édition 2017 du festival Kinotayo une chronique cruelle du Japon contemporain. A l’aide d’un casting cinq étoiles, il dépeint des individus rongés par le doute, et révèle ainsi le malaise d’un pays.

Rage est l’adaptation d’un roman éponyme de Yoshida Shuichi paru en 2014 au Japon. Ce n’est pas anodin de le rappeler car le film porte l’héritage d’une littérature japonaise qui ausculte les tréfonds de l’âme humaine. Et c’est ce mouvement dans lequel s’inscrit Rage. Un couple subit un meurtre violent dont le seul indice sur le coupable est le mot « Rage » (Ikari) écrit avec du sang sur un mur. Nous suivons trois situations affectées par la recherche du meurtrier. Un père (Watanabe Ken) qui ramène sa fille (Aoi Miyazaki) à Chiba après avoir eu vent de son échec à la capitale. Elle tombe amoureuse d’un nouveau venu (Kenichi Matsuyama) dans la petite ville, ce qui sème le doute dans l’esprit de son père. On suit également Yuma (Satoshi Tsumabuki), un jeune Tokyoïte qui vit une relation homosexuelle avec un homme qu’il vient de rencontrer, Naoto (Gou Ayano). Yuma, qui vit de manière aisée, trouve son nouveau partenaire mystérieux, et se questionne sur son passé. La dernière situation se situe dans un Okinawa paradisiaque : Izumi (Suzu Hirose) vient d’emménager et découvre la vie des îles avec son nouvel ami (Takara Sakumoto). Dans une de leur exploration, elle fait la rencontre d’un homme (Mirai Moriyama) qui semble habiter seul sur une petite île et qui lui demande de garder leur rencontre secrète. Avec ces trois situations, le cinéaste expose des enjeux et milieux différents selon les protagonistes et leur environnement. Ce qui fascine en premier lieu dans le métrage, c’est la découverte simultanée de trois Japon différents qui pourraient être trois mondes à part.

Lee Sang-il nous fait passer du temps avec ses personnages, nous investissons leur quotidien. Pour les spectateurs étrangers, c’est assez étonnant de découvrir la vie nocturne mais colorée des lieux de vie homosexuels de Tokyo puis la routine des pêcheurs de Chiba. Ce ne sont pas des images inédites, mais le fait qu’elles coexistent au sein d’un même métrage et se répondent est l’une des grandes réussites du film. La force du montage nous permet de passer d’une situation à l’autre sans que le rythme du film n’en pâtisse ou que la ligne émotionnelle que trace le cinéaste ne connaisse de réelle discontinuité. Les éléments du film gravitent autour d’un noyau dur qui est une peinture profonde de l’humain, talent qui a fait la renommée de nombreux écrivains japonais. On pense à Dazai Osamu, Oé Kenzaburo ou Abe Kobo. A la manière de ces romanciers, le film lie ses images par le doute et l’ensemble des sentiments pathétiques qu’ils causent. Il y a une cruauté que l’on retrouve chez ces écrivains qui porte le film. Mais le réalisateur tente de rendre ces éléments cinématographiques. En cela, on peut saluer le travail sur la lumière et sur les compositions de plans qui changent selon les situations. Les îles d’Okinawa nous offrent des plans larges et la lumière qui illumine la beauté des paysages devient celle qui oppresse les personnages en mettant une évidence des blessures qu’ils ne peuvent cacher. A Tokyo, c’est l’appartement de de Yuma qui devient de plus en plus sombre en étant rongé par le doute et la solitude. La lumière devient presque fantaisiste lorsque le personnage embrasse sa condition de lâche. Il y a donc une ampleur formelle et thématique qui se dégage du film, et qui le différencie du tout venant des drama à gros budget que sont la plupart des productions nippones de cette envergure. Lee Sang-il va jusqu’à traiter de faits sociaux ou les esquisser pour donner une force politique à son métrage.

Les trois situations dépeignent trois milieux. Les plus intéressants sont ceux de Chiba et d’Okinawa car le film nous montre frontalement les problématiques contemporaines de ces lieux. Pour Chiba, c’est l’enclavement de la vie des pêcheurs qui les déconnectent du reste du Japon. Ils semblent vivre comme vivaient leurs parents. C’est dans cette brèche générationnelle que le cinéaste construit le rapport entre le père et sa fille. Elle vivait en tant que prostituée à Tokyo, dans l’incompréhension totale de sa famille. C’est un conflit de générations, non pas par l’échec d’une communication mais par son absence totale. Ils ne peuvent se faire confiance, car ils ne se connaissent pas. C’est cette confusion qui est le cœur de la relation des protagonistes de Chiba. Concernant Okinawa, c’est la lâcheté qui devient honte. La jeune Izumi est victime des soldats américains, toujours présents à Okinawa. Les autres assistent impuissants, mais c’est le pays entier dont on vient de révéler la lâcheté. Ce n’est pas pour rien que le personnage du film qui souffre physiquement et mentalement est l’incarnation d’un Japon fantasmé qui se contente de regarder sa propre jeunesse, Suzu Hirose était la petite sœur du film de Kore-eda. Le film tente par touches plus ou moins pertinentes de montrer ce qui se cache derrière les banlieues paisibles tokyoïtes, la beauté d’Okinawa ou la vie réglée des pêcheurs. Plus que le doute, c’est la colère qui ronge ces personnages.

Certes, il y a des passages moins pertinents comme les scènes de Yuma et sa mère mourante, qui sont assez prosaïques dans la production japonaise actuelle. Quant à la recherche du meurtrier qui plonge le film dans une sorte de thriller en filigrane pendant sa dernière partie, elle semble un peu trop jouer avec ses propres rebondissements pour donner les grands coups que Lee Sang-il semblait vouloir nous asséner. Néanmoins, l’incarnation physique de la colère par un personnage qui la dévoile chez les autres comme une maladie est intéressante car elle rend la mise en scène viscérale. Comme si la colère était une énergie physique qui devait s’expulser, comme si la colère était le dernier moyen d’expression quand les actes vont au-delà des maux. La cruauté qui structurait le film se transforme en mélancolie. Les personnages ont peut-être fini de douter, mais le Japon, lui, continue.

Lee Sang-il signe avec Rage un film ample qui se démarque par l’attention qu’il porte à l’esthétique mais surtout par la violence de ses images politiques. Il y a bien des séquences redondantes ou dont la pertinence est moindre. Mais la structure du film et son rythme sont assez fascinants pour se laisser emporter dans les profondeurs obscures de ce conte cruel de la jeunesse.

Kephren Montoute.

Rage de Lee Sang-il. Japon. 2016.

Présenté à la 12ème édition du Festival du cinéma japonais contemporain Kinotayo. Plus d’informations ici.

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