À Cannes, il n’y a pas seulement les marches, il y a aussi le marché. Tour d’horizon de 5 films vus au festival.
Blind Massage de Lou Ye (Chine)
Si Blind Massage commence par une voix-off insistant sur le récit qui va nous être conté, Lou Ye ne jette finalement et comme à son habitude qu’un regard elliptique sur les multiples fils narratifs que tissent ses personnages. En adaptant un roman de Bi Feiyu intitulé Les aveugles se déroulant dans un salon de massage tenu par des non-voyants, le cinéaste s’intéresse finalement moins à leurs histoires pour se concentrer sur leur perception de celles-ci. Comment le cinéma, média passant principalement par l’image, peut-il rendre compte de la vision du monde que peut avoir un aveugle ? Comment l’image peut-elle traduire son absence ? De quelle manière le désir naît-il quand la vue, qui détermine la beauté, est absente (un personnage est obsédé par l’idée de beauté qu’il ne peut voir) ? Blind Massage prend ces questions à bras le corps par une mise en scène innovante dans sa recréation du monde des aveugles, en multipliant les effets souvent réussis : ouverture sur un écran blanc, gestion de flous lors de l’apparition du handicap, générique lu par une voix-off… Loin d’être de pures formes, et même si (ou peut-être parce que) le récit ne les prend pas forcement en charge, les procédés stylistiques acquièrent réellement corps par la générosité sensorielle dont le film arrive à faire preuve, se constituant en une véritable plongée impressionniste et immersive dans un univers mystérieux.
Présenté à Berlin avant de faire un dernier tour de piste festivalier au Marché du Film, le dernier Lou Ye devrait sortir en France d’ici la fin de l’année.
The Midnight After de Fruit Chan (Chine)
Il y a comme un flottement dans les premières minutes du nouveau film de Fruit Chan : sommes-nous dans un mauvais film d’horreur ou dans une bonne parodie du genre ? L’improbable coupe de cheveu de Simon Yam, les effets gore systématiquement appuyés, les dialogues téléphonés nous mettent bien sur la seconde piste, mais une scène surréaliste vient la confirmer. Alors qu’un bus transportant à son bord 17 personnes traverse un tunnel de Hong Kong, ses passagers se retrouvent soudainement et mystérieusement seuls au monde dans la ville absolument déserte. L’unique indice pour comprendre ce qu’il leur est arrivé est un message en morse qu’ils reçoivent sur leur téléphone : « Here am I floating round my tin can far above the Moon » … Et c’est le véritable Liftoff du film : un personnage explique qui est David Bowie aux autres et se met à chanter Space Oddity lors d’une scène de comédie musicale sous acide. Le doute est alors levé : The Midnight After assume son côté parodique et décalé, partant souvent en vrille dans une accumulation de scènes aussi réjouissantes que foutraques. Mais ce qui rend le film intéressant, au-delà de son humour référencé, est son obsession passéiste, qui transforme le film en satire féroce des nouveaux modes de vie à Hong Kong, dont l’identité est peu à peu vampirisée et aliénée par la Chine continentale. À vider, quartier par quartier, les lieux qui symbolisent le cœur et l’âme de Hong Kong, Fruit Chan nous fait sentir que quelque chose d’essentiel à la ville a irrémédiablement disparu. Sous le rire gras, le cinéaste laisse subtilement germer une douce mélancolie et un amour pour sa ville, qu’il nous laisse aller cueillir en le cachant dans son film d’apparence potache.
Obsessed de Kim Dae-ho (Corée)
Obsessed se voudrait certainement aussi glamour que Mad Men, aussi stylisé que In The Mood For Love et aussi scandaleux que Lust, Caution. Mais à vouloir trop en faire, il n’atteint jamais la profondeur du premier, la subtilité du second et la frontalité du troisième. Il serait cependant injuste de le juger à l’aune de ses modèles écrasants : s’il n’en a pas les qualités, il reste un mélo plutôt plaisant et soigné par rapport à la sirupeuse production coréenne d’aujourd’hui qui a tendance à fondre ses drames en drama. En 1969, de retour du Viêt-Nam, un héros de guerre reste hanté par son passé au front, avant d’échanger une obsession pour une autre : le stress post-traumatique va se muer en amour fou pour la femme d’un de ses officiers. Obsessed déroule alors deux heures durant son petit théâtre d’imbroglio amoureux. La véritable ampleur du récit romanesque n’est jamais atteinte, mais l’ennui non plus grâce à l’ambition formelle du métrage, au soin apporté à l’ensemble à l’audace (relative) des scènes de sexe et au charisme de Song Seung-heon.
The Man on High Heels de Jang Jin (Corée)
« Un homme, un vrai ». C’est ainsi que qualifient, parfois admiratifs, les ennemis de Ji-wook, flic hard-boiled capable de mettre à terre des dizaines d’hommes seul et à mains nues. Et pourtant, ce symbole absolu de la virilité et de la masculinité coréenne se voit comme une femme. Après avoir refusé sa féminité pendant des années en se construisant un corps, muscles seyants et bardé de cicatrices, et un esprit, emprunt des caractéristiques machistes les plus apparentes, aux antipodes de celui qu’il est vraiment, il se décide à changer de vie et d’identité. Sans être parfait – le film s’encombre par exemple d’une romance straight ayant visiblement pour seule justification de faire passer la pilule de la vraie histoire d’amour du film, homosexuelle et en flashbacks et la thématique de la transsexualité au cœur du film auprès du public assez traditionnel des amateurs de polars coréens – The Man on High Heels arrive à dégager une passionnante réflexion sur le genre et la masculinité dans les films d’action et la société coréenne, sans oublier d’être un polar, un vrai.
Pulp: a Film about Life, Death & Supermarkets de Florian Habicht (Grande-Bretagne)
Do you remember the last time ? Si depuis leur “dernier” concert à Sheffield en 2012, le groupe de Jarvis Cocker a repris la route et rajouté quelques dates à leur reformation, la fin de leur tournée dans leur ville natale a sincèrement été vécue à l’époque comme le happy ending que les musiciens voulaient donner à leur aventure. Le cinéaste Florian Habicht était là pour capter, moins la musique (tout de même omniprésente à travers les images du fameux concert) que l’atmosphère particulière qui planait dans la petite ville industrielle du nord de l’Angleterre ce jour-là. Pulp est donc vraiment un film sur la vie, la mort et les supermarchés (où tout a commencé pour Jarvis, parce qu’il fallait bien que ça commence quelque part mais aussi que parce qu’il y a trouvé son premier emploi comme poissonnier) sous la forme d’une déambulation dans Sheffield (sex city). Le film est donc avant tout le portrait d’une ville et de ses habitants à travers le groupe qui en dresse lui-même le portrait, morceau après morceau. Sa force est d’arriver à capter et appréhender l’incroyable enracinement populaire du groupe et l’engouement qu’il suscite chez les fans. On y apprend donc assez peu sur Pulp en soi, mais beaucoup sur l’importance que peut revêtir leur musique pour ses auditeurs, arrivant ainsi par quelques témoignages à émouvoir (presque) autant que la musique de Jarvis Coker. Il faut ainsi voir Candida Doyle évoquer sa lutte contre l’arthrose, une grand-mère se rendant au concert affirmer préférer Pulp à Blur car elle aime la musique qui fait réfléchir et s’amuser, et qu’il faut faire les deux, car elle n’est plus là pour longtemps, un jeune travesti expliquer l’importance qu’à eu pour lui la découverte de Different Class ou un groupe de 3ème âge reprendre Help The Aged pour comprendre l’impact que peuvent avoir quelques chansons pop sur la vie des gens. Comme le chantait Pulp il y a quelque temps : « But if you try then you might get your happy ending”. L’essai est accompli.
Victor Lopez.
Cannes 2014 sur East Asia
– Davy Chou, réalisateur de Cambodia 2099 (Qunizaine des réalisateurs)