Roboto Films continue son exploration du patrimoine du cinéma japonais avec un film atypique de 1962 de la Daiei : The Whale God de Tokuzo Tanaka (déjà mis à l’honneur avec Snow Woman), scénarisé par le légendaire Kaneto Shindo. A mi chemin entre le film de monstre et le drame métaphysique, cette relecture de Moby Dick présente l’histoire de l’île d’Hirado, dont la population de pêcheurs combat en vain, de génération en génération, le « Dieu baleine ». Alors que le doyen de l’île propose la main de sa fille et ses biens à l’homme qui tuera la bête, Shaki, survivant d’une famille de harponneur décimée par le monstre, et Kishu, un mystérieux vagabond, revendiquent l’honneur d’être celui qui affrontera le monstre.
Le film propose une esthétique surprenante, dans un noir et blanc en 2.35 qui magnifie les paysages rocheux de l’île mais rend aussi parfois presque claustrophobes les environnements clos du quotidien. Si le monstre est bien présent, les grandes scènes de combat naval se cantonnent au début et à la fin, l’essentiel du film racontant l’année qui s’écoule entre la décision d’en finir avec la baleine et la confrontation. C’est avant tout le récit de la vie d’une communauté rendue folle par le monstre, et perturbée par l’arrivée d’un intrus. Les seuls éléments qui permettent véritablement de situer le récit dans le temps sont l’arrivée d’un télégramme et le départ d’un de personnages pour faire ses études de médecine à la ville. Les hommes sont presque nus pour aller à la pêche, les femmes portent des tenues traditionnelles, et on peut se demander si l’île entière n’est pas coincée dans un récit mythologique qui peut faire penser au Profond désir des Dieux d’Imamura. Bien qu’inspiré fidèlement du roman éponyme de Koichiro Uno, on reconnait les éléments qui ont dû parler à Kaneto Shindo, entre fantastique et attention aux détails quotidiens.
Le duo d’acteurs principaux est joué par Kojiro Hongo et Shintaro Katsu (apparemment juste avant la sortie de Zatoichi), à nouveau frères ennemis un an après le Bouddha de Misumi où Hongo jouait Siddartha et Katsu l’ambigu Devadatta. Cette fois, Hongo incarne Shaki, personnage tragique, entièrement mu par ses principes face à Katsu/Kishu dans un des personnages effrayants et contradictoires dont il a le secret. On retrouve aussi Takashi Shimura dans le rôle du chef du village qui semble à la fois être un samurai et un pêcheur, dans la logique de cette île où tout tourne autour de la mer. Dès le début du film, tout est tourné vers la mort, personne ne semble sérieusement penser que le héros réchappera de sa confrontation avec le dieu, dans une quête absurde qui est souligné par ce nom de Kujiro Gami alors que les personnages sont chrétiens et qu’un prêtre vient souligner l’incohérence de la superstition. On peut d’ailleurs remarquer que ce christianisme n’est jamais souligné, pour atypique qu’il soit au début de l’ère Meiji, ce qui renforce encore cet impression de temps suspendu, hors du monde.
Le film est par moment presque abstrait, avec ses personnages debout face à la mer, lançant des imprécations à la baleine, son cimetière marin étrangement chrétien dont les croix peuvent évoquer celles du Nosferatu de Murnau et sa troublante princesse, jouée par Kyoko Enami dont la beauté distante et singulière évoque parfois presque un yokai, avec ses traits félins et son comportement que le récit rend volontairement opaque, entre fascination pour le protagoniste et rejet de sa classe sociale. Dans une singulière scène aquatique, elle vampe même Shaki à la manière d’un fantôme, alors qu’on sait qu’elle considérait, dans une scène précédente, comme un déshonneur d’épouser un simple pêcheur. On peut aussi remarquer le déroulement de l’histoire d’Ei (Shiho Fujimara), la fiancée de Shaki : lorsque l’on promet la main de la fille de samurai au vainqueur du monstre, elle se sent automatiquement rejetée, l’amour est réciproque mais rendu tragiquement impossible. Pour ajouter à son malheur, elle est ensuite violée par Kishu, et tombe enceinte. Etrangement, la grossesse semble passer inaperçue de tous avant que Shaki ne la retrouve étendue dans la nature sur le point d’accoucher. Curieusement, cet évènement ne va pas la couvrir de honte, mais permet à Shaki de l’épouser en se faisant passer pour père de l’enfant, délivrant ainsi le doyen de son encombrante promesse et lui permettant, l’espace d’un instant, de connaître la vie avec Ei que le destin cherche à lui arracher. La scène presque rituelle de l’accomplissement du mariage est tournée comme un miroir réparateur de la violence de la scène du viol. Et la naissance de cet enfant, que Shaki reconnaît pleinement comme sien lors de la cérémonie de baptême, semble être à l’origine de l’évolution de Katsu qui voit en Shaki un double inatteignable.
Des deux grandes scènes de « phalainnomachie » (combat contre la baleine) à la scène de combat entre les deux rivaux en passant par la brutalité de la première scène de caractérisation de Kitsu, quand il humilie brutalement les villageois pour refuser leurs traditions, le film n’est pas non plus avare dans le traitement de ses moments spectaculaires, renforcés par les inquiétants oiseaux de dessin animé qui suivent le monstre. Mais il ménage aussi un dernier acte très théâtral, où le héros, confronté à l’image de ses deux rivaux, humain comme animal, devenu étrange décor, voit défiler devant lui les figures des vies qu’il aurait pu vivre. Ces scènes, portées par des acteurs convaincants et un sens de l’image saisissant, renforcent encore la dimension mythologique du récit, passant de Moby Dick teinté de Cain et Abel à un mythe des origines, une incarnation métaphorique du devenir de l’île. Assez surprenant dans sa forme, premier essai de la Daiei quant aux monstres géants trois ans avant l’avènement de Gamera, rempli de vedettes derrière et devant la caméra, c’est un film assez fascinant à découvrir.
BONUS
La copie de Roboto propose une lecture du film très propre, avec une restitution précise de ses jeux sur les ténèbres et le format étendu, ainsi qu’une piste DTS HD MA 2.0 très nette, mettant autant en valeur le jeu des acteurs que la musique d’Ifukube Akira (Godzilla, La Harpe de Birmanie, Zatoichi).
Cette édition propose la bande annonce originale du film ainsi qu’une nouvelle bande annonce pour cette sortie vidéo, ainsi que des bandes annonces pour le reste de la collection.
Le bonus principal est une présentation détaillée par Fabien Mauro qui revient sur la genèse du film, son appartenance ou non au genre du Kaiju eiga, l’histoire des studios et effectue un retour sur la carrière des acteurs et des équipes du film. Cet entretien s’avère très utile pour resituer le film dans son contexte et comprendre la singularité de l’œuvre parmi les productions de son époque.
Florent Dichy
The Whale God de Tokuzo Tanaka. Japon. 1962. Disponible en Blu-ray chez Roboto Films