RETRO – Profond désir des dieux d’Imamura Shohei : Le Crépuscule des mythes (en salles le 15/08/2018)

Posté le 14 août 2018 par

Après La Femme insecte et La Ballade de Narayama, les ressorties en salles en version restaurée d’Imamura se poursuivent avec ce beau conte primitif, Profond désir des dieux.

Un ingénieur débarque sur l’île pittoresque de Kurage. Il vient contrôler le développement d’une raffinerie de sucre censée employer certains habitants et favoriser le développement de l’île. Il est confronté aux coutumes des autochtones, à des dérives sociales et morales qui le choquent avant de le fasciner. Au point qu’il abandonne son travail emporté par la passion pour une jeune fille ‘simple d’esprit’. La confrontation entre la rationalité du Japon moderne et les rites insulaires ancestraux révèlera peu à peu son caractère tragique.

Imamura Shohei avait explicitement développé la facette anthropologiste de son œuvre dans la « trilogie du désir » que forment La Femme insecte (1963), Désir meurtrier (1964) et Le Pornographe (1966). Il avait pourtant creusé ce sillon dans une autre discipline en co-écrivant avec Hasebe Keiji la pièce de théâtre Paraji : Kamigami to butabuta en 1962. Le texte fonctionne sur les planches mais Imamura peine à convaincre la Nikkatsu de financer une adaptation au cinéma. Néanmoins, cette observation crue et sans tabou d’une communauté rurale isolée se retrouve déjà dans la première partie de La Femme insecte. Le succès de L’Évaporation de l’homme (1967) va lui permettre de réaliser son rêve qui va rapidement tourner au cauchemar durant un tournage mouvementé.

Le récit se déroule sur l’île de Kurage dans l’archipel d’Okinawa, un cadre qui va servir de confrontation entre un Japon moderne et une réalité ancestrale qui perdure encore. Imamura donne dans l’observation neutre et typique de son approche entomologique, mais également à travers le regard de ce Japon moderne avec un ingénieur (Kitamura Kazuo) venu contrôler le rendement d’une raffinerie au sucre. Lorsqu’il prend une distance quasi documentaire dans sa description des autochtones, la curiosité et l’étrangeté dépassent le jugement moral dans les mœurs les plus inattendues. L’isolement perpétue les croyances ancestrales et un certain obscurantisme, un phénomène qui est décuplé avec la famille Futori ostracisée sur l’île. Le grand-père (Arashi Kanjuro) est au départ d’une lignée incestueuse en ayant couché avec sa fille, tentation qui se prolonge dans la fratrie adulte entre Nekichi (Mikuni Rentaro) et Uma (Matsui Yasuko) puis dans la culpabilité du petit-fils Kametaro (Kawarazaki Choichiro) et la nymphomanie de la cadette attardée Toriko (Okiyama Hideko). L’acceptation de ces bas-instincts, les désirs refoulés et la honte de cette famille s’exprime en réaction du regard des autres habitants de l’île qui rattachent tous les maux (sécheresse, catastrophe naturelle…) à une punition des dieux pour ces déviances. Imamura nous montre ainsi tous ces élans primitifs comme naturels et se fondant dans une immersion organique ne les différenciant pas des phénomènes de la faune et flore de l’île.

La sanction et la mise au ban de la famille (Uma séparée de son frère et celui-ci condamné à un travail de forçât sur une roche inamovible) fait cependant retrouver un questionnement moral grâce au personnage « extérieur » de l’ingénieur. La civilisation qu’il représente est mise à mal par les rituels, la moiteur et les tentations charnelles auxquelles il va s’abandonner bientôt. Le personnage est également, à travers cette civilisation, l’enjeu des aspirations matérielles des habitants de l’île. L’ambition s’entremêle à la tradition, la seconde étant finalement soumise et adaptable à la première. Les « déviants » sont finalement les incarnations les plus authentiques de l’identité profonde de l’île et les amours coupables Uma/Nekichi constitueront les moments les plus poignants du film. Imamura renoue avec le message de Cochons et Cuirassés (1963) où le mal ne vient pas de la modernité/l’étranger, mais de la façon dont on s’y soumet. Cochons et Cuirassés fustigeait l’errance morale du Japon d’après-guerre sous occupation américaine, Le Profond désir des dieux confronte la course à la modernité d’un Japon en expansion reniant ou détournant sa tradition dans le microcosme de l’île.

La pureté de ces instincts primitifs trouve un dernier éclat lorsque l’ingénieur s’abandonne à son tour à l’atmosphère des lieux dans des scènes d’une sensualité crues et enfantines. Imamura a cependant annoncé la donne avec le fil rouge de la légende de ce Profond désir des dieux. La tradition orale magnifie un conte dont la romance est fustigée dans le réel, puis lors de la conclusion perpétue la fable après avoir radicalement éliminé sa concrétisation dans les faits. Les vertus ancestrales seront devenues une comptine pour touristes, les martyrs de la modernité se fondent dans la simple carte postale (le rocher de Toriko) qu’est devenue l’île lors de la conclusion amère. Ne reste aux survivants du Japon moderne qu’une soumission cynique ou êtres hantés par les fantômes du passé.

Fascinant mais trop radical, le film sera malheureusement un échec retentissant qui endettera Imamura Shohei et l’éloignera dix ans des plateaux de cinéma – pour une carrière de documentariste à la télévision.

Justin Kwedi.

Profond désir des dieux d’Imamura Shohei. Japon. 1968. En salle le 15/08/2018.

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