MCJP – La Femme lumineuse de Somai Shinji

Posté le 5 juin 2025 par

La Maison de la Culture du Japon à Paris (MCJP) consacre une rétrospective intégrale de la filmographie de Somai Shinji. Retour sur La Femme lumineuse, une de ses œuvres les plus fascinantes, inclassables et inventives.

Sensaku quitte les montagnes de Hokkaido pour retrouver sa fiancée Kuriko. Sa quête le conduit à une étrange boîte de nuit, où sont organisés des combats et où se produit la belle chanteuse d’opéra Yoshino. Le patron du club ne dévoilera où se trouve Kuriko que si Sensaku accepte de combattre.

Somai Shinji livre un de ses films les plus libres et singuliers avec La Femme lumineuse. Le film oscille entre naturalisme et stylisation, mélodrame et farce tout en parvenant à maintenir une unité de ton reposant sur la mise en scène de Somai et le charisme de ses personnages. La scène d’ouverture donne le ton avec ce paysage post-apocalyptique où surgit le rustre Sensaku (Muto Keiji) qui va se trouver face au spectacle improbable d’un joueur de piano et d’une cantatrice chantant dans ce cadre en désolation. Le filmage en longue focale, la photo aux étranges teintes mauves nous font baigner dans une forme d’onirisme avant que la réalité du cadre et des personnages se révèlent.

Ils se trouvent dans une décharge aux portes de Tokyo où Sensaku se rend depuis son Hokkaido natal pour retrouver sa fiancée Kiruko (Yasuda Narumi). Celle-ci est partie étudier dans la capitale afin d’acquérir des connaissances en agriculture qui permettront d’améliorer les conditions de vie de leur village. Pour les provinciaux naïfs, Tokyo est un lieu de tous les possibles et de découvertes mais qui va révéler son envers oppressant pour les protagonistes. Cet envers est représenté par un personnage de mentor maléfique incarné par Suma Kei. Il convainc Sensaku de participer à des combats clandestins en échange de l’information du lieu où il pourra retrouver Kiruko. Il tient cette dernière sous sa coupe en l’ayant avilie dans le sexe et la drogue, et enfin il cherche à exploiter les talents vocaux de la jeune cantatrice déchue Yoshino (Akiyoshi Michiru).

Chaque personnage fonctionne dans une forme d’excès et d’emphase pour accentuer les ruptures de ton du film. Le décalage comique est de mise face aux manières balourdes, l’allure de colosse et la naïveté de Sensaku dans ce cadre urbain impitoyable. L’allure douce et innocente de Kiruko est contrebalancée par la fange dans laquelle elle s’abandonne tandis que l’élégance froide de Yoshino s’éteint lorsqu’elle se trouve désormais démunie et incapable d’exploiter son don vocal. Le décor est un élément essentiel aussi, tant dans sa veine baroque que réaliste. Celui de la boite de nuit où se déroule les combats est incroyable avec son opposition de style entre arène de combat, éléments de cirque et un arrière-plan donnant un tour plus opératique dans les séquences de chant, et accentuant la théâtralité des situations. La photo gorgée de filtre de couleurs (bleu, mauve) donne un aspect halluciné à l’urbanité de Tokyo tout en ayant une forte portée réaliste ; on le ressent notamment à travers les réactions des passants (qui ne semblent pas être des figurants) face à l’improbable allure campagnarde de Sensaku lorsqu’il déambule en ville.

Ce versant excentrique et maléfique de Tokyo semble happer la force de Sensaku, la candeur de Kiruko et le talent de Yoshino après en avoir brisé d’autres auparavant comme le personnage de l’ancien pêcheur (Demon Hide) venu lui aussi par le passé retrouver sa compagne et qui s’est depuis perdu dans la toxicité de la ville. Somai traduit cette transformation par le grotesque, mais avec une incroyable portée dramatique lorsque Sensaku défie sur le ring Suma Kei et que celui-ci, par le seul ascendant psychologique lamine et humilie le colosse qui a tout perdu, son honneur et sa fiancée. Muto Keiji offre une prestation incroyable, force de la nature en quête d’affection mais finalement si seul et vulnérable. Somai étire, jusqu’à rendre le comique et le ridicule totalement dramatiques, ses séquences les plus outrées comme le plan-séquence où Sensaku se montre insistant à demander à une inconnue de l’épouser. Cette insistance désespérée finit par traduire la détresse du personnage après les prémices rigolardes de la scène et déleste Sensaku de tout le côté bouffon et grotesque qu’on aurait eu fort tort de lui attribuer.

Somai sait aussi se montrer plus sobre pour exprimer la flamme qui agite ses personnages plus discrets. Yoshino, émue par le sort de Sensaku, tombe peu à peu amoureuse de lui, et en ravivant ce type de sentiment en elle, retrouve progressivement ses talents de cantatrice. Il y a très certainement un rapprochement à faire (pour les connaisseurs d’opéra) entre le choix de ses chansons (dont une récurrente ayant pour thème le vent et qui revient à plusieurs moments clés) et les émotions qui bouillonnent en elle, et Somai orchestre de magnifiques moments sensuels et romantiques entre Sensaku et Yoshino notamment celle de la piscine aussi tendre que ludique. La qualité et le défaut du film reposent aussi sur son art de la digression qui donne de vrais instants de grâce mais aussi quelques longueurs que Somai transcende heureusement par sa mise en scène et ses nombreuses trouvailles formelles.

L’approche psychologique est dévoilée notamment par une discussion téléphonique entre Kiruko et Yoshino qui façonne un incroyable dispositif au sein duquel la seconde interlocutrice apparaît progressivement en arrière-plan dans une composition de plan qui allie les environnements des deux héroïnes. Un plan-séquence dans une cabane en bois battue par les vents en pleine nuit semble calquer ses mouvements sur la brise pour un pur moment mystique. Enfin le plan final est une merveille d’imagerie pastorale apaisée après tous les malheurs auxquels on a assisté, et où la voix de Yoshino entre en harmonie avec la nature plutôt que des environnements superficiels. Un magnifique opus de Somai Shinji, déroutant, original et constamment captivant.

Justin Kwedi

La Femme lumineuse de Somai Shinji. Japon. 1987. Projeté à la Maison de la Culture du Japon à Paris.