D’une mélancolie et d’une force visuelle prodigieuse, le nouveau documentaire de la réalisatrice Farahnaz Sharafi mêle archives personnelles et bobines anonymes des quarante-cinq dernières années pour raconter une autre histoire de l’Iran. Dans un régime oppressif, où même le bonheur est devenu criminel, les femmes ont construit un autre monde, leur “planète” intime, dont la force déborde et se déverse progressivement sur la société iranienne. My Stolen Planet n’a pas encore de date de sortie en France, mais est déjà à découvrir au festival Black Movie de Genève.
Farahnaz Sherafi est née en 1979 à Téhéran, l’année de la révolution islamique. D’autant plus un 8 mars, journée internationale du droit des femmes. Cela aurait pu être cocasse, si la situation iranienne n’était pas si tragique. La date, d’un symbolisme frappant, trace dès son arrivée au monde le destin de la réalisatrice : celui d’un dualisme permanent entre l’intime et le monde, entre l’émancipation de l’intérieur et la répression du dehors. Entre, en résumé, deux planètes contraires que concilient depuis 45 ans les femmes iraniennes, de l’enfance à la tombe.
Contrainte de demeurer en Allemagne depuis 2022, après une vague d’arrestations dans le pays visant les documentaristes, Farahnaz Sharafi montre pourtant que les femmes continuent de danser, de chanter. Dès qu’elle a mis la main sur un téléphone portable au début des années 2000, la réalisatrice a frénétiquement filmé. Dans le secret du foyer, ses vidéos donnent à voir la fête et la douceur des soirées passées à s’amuser, entre femmes ou en mixité. Des moments d’oubli, mais aussi de défiance, car les autorités ne sont jamais loin. Farahnaz Sharafi croise ces souvenirs avec ceux d’inconnus, pré-révolution, grâce à des bobines et des pellicules qu’elle a longtemps récupérées et collectionnées. Ces archives, souvent abandonnées par des familles ayant fui le régime, sont la seule trace matérielle d’un temps perdu, que le pouvoir tente de faire oublier. Ces fantômes, ces ombres envoûtantes pourraient sortir de nos propres archives familiales : brushing impeccable et à la mode, les femmes dansent et font tournoyer leur jolie robe en rythme, un immense sourire aux lèvres. Hommes et enfants observent ou rejoignent, dans un élan de joie immaculée. Beaucoup de ces “planètes” ont été volontairement détruites par les familles à l’instauration de la dictature, pour se protéger. D’autres ont été confisquées, volées. C’est d’ailleurs ce qui finit par arriver à Farahnaz Sharafi en 2022 et qui a inspiré le titre et la direction de son documentaire.
Ayant débuté comme monteuse, la réalisatrice a bâti son film de bout en bout. Cette qualité se ressent d’autant plus que My Stolen Planet est une accumulation d’images dont le but premier n’était pas d’être diffusées. À l’exception des récents moments de la vie de Sharifi, enregistrés de façon plus intentionnelle, toutes les vidéos sont des bribes d’existence capturées sur le moment et récupérées tant bien que mal. C’est là que réside tout leur pouvoir sémiologique : à la fois voyeuriste et historique, notre regard ne peut que reconnaître le trésor que constituent ces mémoires individuelles fondues dans le collectif, mises en abîme par la projection du contemporain et des résistantes survivances festives filmées au fil des années par la réalisatrice. Si ces vestiges se perdent, c’est tout un Iran qui disparaît.
My Stolen Planet dépasse toutefois ce passé pour se plonger pleinement dans le présent au fur et à mesure des minutes. L’importance du souvenir est incarné par la mère de la réalisatrice, atteinte d’Alzheimer. Oublier le passé, c’est oublier la possibilité d’un autre monde, d’une autre réalité. C’est perdre ce qui nous raccroche à l’existence. À l’instar de Farahnaz Sharifi, de nombreux Iraniens se sont donc mis à tout filmer. Grâce à l’apparition des téléphones portables et d’Internet, les crimes du régime sont visibles de tous, parfois retransmis en direct, dans toute leur violence et cynisme. Âmes sensibles s’abstenir, certaines images sont particulièrement difficiles à regarder. C’est l’histoire en train de s’écrire qui est à présent diffusée. Les Iraniens se réapproprient les images.
Tout comme les jeunes héroïnes de Mohammad Rasoulof (Les Graines du figuier sauvage, 2024), la réalisatrice et des millions de résidents et d’exilés ont passé des heures rivés sur leur téléphone en 2022 pour suivre le mouvement de révolte provoqué par la mort de Mahsa Amini, pour admirer ces femmes, ces filles, qui ont joyeusement enlevé “ce bout de tissu” comme le désigne la réalisatrice, de leurs cheveux et qui ont paradé tête nue, parfois au prix de leur vie, dans l’espace public.
C’est finalement à cela que mène tout le documentaire : à un surgissement de l’intérieur sur l’extérieur, de l’intime sur la société par la force des images, des traces laissées par les êtres dans le monde. Au son des voix des femmes si longtemps étouffées, au rythme de leurs corps révolutionnaires tant dissimulés, l’Iran pourra-t-il enfin se retrouver ?
Audrey Dugast.
My Stolen Planet de Farahnaz Sharifi. 2024. Iran/Allemagne. Projeté au Festival Black Movie 2025.