EN SALLES – La Voyageuse de Hong Sang-soo

Posté le 22 janvier 2025 par

Tandis qu’en 2024, un seul film du stakhanoviste sud-coréen Hong Sang-soo est sorti sur les écrans français, Capricci semble déterminé à corriger le tir en ce début d’année en distribuant un de ses derniers opus, près d’un an après sa sélection à la Berlinale 2024. Le cinéaste retrouve pour la 3ème fois Isabelle Huppert, après In Another Country (2012) et La Caméra de Claire (2017). En clôture d’un portrait en trois tableaux, HongHuppert (H²) se lancent dans une opération de révélation des musiques intérieures.

Définitivement ancré dans une forme ultra-mineure (jusqu’à l’abstraction visuelle de In Water, son précédent) et si Hong n’a jamais été compositeur de grande symphonie, à l’inverse de ses contemporains apparus courant des 90s, auteur de concertos et autres fugues, la phase terminale de son cinéma s’achemine vers une épuisement accru des effets. Voici le canevas de son 32ème long-métrage sur lequel le cinéaste brode son regard :

Iris a récemment débarqué à Séoul. Pour faire face à ses difficultés financières, cette femme, qui semble venir de nulle part, enseigne le français à deux Sud-coréennes avec une méthode bien à elle.

Première constante de la mécanique du réalisateur : la troupe. On retrouve au casting des fidèles de ses derniers films (Lee Hye-young, Cho Yun-hee, Ha Seong-guk et surtout Kwon Hae-hyo). Ceux-ci sont disposés comme des satellites gravitant autour de la figure solaire, Isabelle Huppert. Ou pour être plus exact : chacun est un monde de sentiments que vient visiter la figure satellitaire d’Huppert.

La bien-nommée, pour une œuvre de cinéma, Iris chemine au contact des différents personnages secondaires et, par l’entremise de leçon personnelle d’anglais, sonde la musique intime de chacun. En revêtant ce personnage, Huppert prend secrètement les atours de sa propre mère, Annick Beau, professeure d’anglais et grande amatrice de piano. Ainsi, dans la première séquence, elle invite sa première élève à jouer du piano (instrument que l’actrice française a souvent investi, de façon autrement plus provocatrice, chez Haneke). Tandis que l’élève joue, Huppert sort du cadre et semble même quitter l’appartement. On perçoit alors au plan suivant qu’elle s’était simplement installée sur le balcon pour fumer une cigarette. Cet effet prête à croire qu’après avoir sondé l’aporie de la peinture (déjà approché dans Night and Day (2008) et poursuivi dans In Water (2023)), Hong embrasse désormais le dispositif du théâtre. Le film s’articule ainsi, plus que jamais, dans une succession de saynètes dont l’amas d’unités renvoie aux procédés propres à l’art scénique. Du cinéma, Iris révèle le point d’origine théâtrale. Et ce n’est pas la seule chose que H² s’évertuent de révéler.

En conviant ainsi Huppert pour la 3ème fois, filmée avec une innocence que seule sa silhouette aussi fragile que nerveuse peut incarner, Hong invoque le souvenir de la Nouvelle Vague, moins pour éveiller l’esprit de Chabrol que, naturellement, celui des contes moraux et de leurs propensions épiphaniques. À plusieurs reprises, l’actrice interroge son élève sur ce qu’elle a éprouvé, en tâchant d’explorer davantage les nuances de son émotion. En demandant ce qu’elle a précisément ressenti en elle, l’élève se trouve dépourvu de mots, masquant, à la coréenne, sa confusion par un rire de gêne. Dans cet échange, répété à plusieurs reprises (signe d’un jeu de rime ? symptômes d’une inspiration qui radote ?), se joue tout le hiatus entre l’ultra-expressivité française des émotions (sous l’égide d’une de ses plus grandes ambassadrices internationales) et l’ultra-mutisme coréen qui, à la différence du Japon, ne refoule pas ses émotions mais en tamise l’expression.

En venant extraire des personnages leur vérité, qui prend souvent un aspect musical, Huppert se substitue au rôle longtemps tenu, à cet effet, par l’alcool dans le cinéma de Hong. Iris apparaît donc comme dans le Théorème de Pasolini, cet ange non plus exterminateur mais révélateur, soucieux de sourdre des personnages la profondeur raffinée de leurs émotions en réussissant à les énoncer. Par la seule musique, la présence, les mots, le réalisateur déploie une nouvelle occurrence, plus ascétique que jamais, de ce qu’est le cinéma dans son essence.

Découle du film un peu de beauté et, pour qui connaît l’OEuvre du cinéaste, pas mal de lassitude. Tout pourrait se résumé dans ce mot que Iris écrit et déclame, en français à l’écran : Je suis tellement lasse de moi, fatiguée de vouloir toujours être quelqu’un d’autre”. On perçoit dans cette phrase à la fois un cinéaste, pour le coup à la Rivette, désireux de faire de sa fiction « un documentaire sur son propre tournage » et pour cela, dans le dénuement et à l’autre bout du monde, de permettre à Huppert de jouer sans oripeaux ni faux-semblants. De cela, une certaine vérité vulnérable de l’actrice est donnée en partage, donnant lieu à ce ce joli plan d’un ruisseau qui perce à travers les feuillages et au bord d’une route citadine, filmé dans un axe qui donne à la dissymétrie du cadre une dimension pittoresque. Dans ce ruisseau, Iris trempe ses pieds, renouant avec l’enfance du jeu. Mais cette lassitude décrétée du personnage, c’est aussi celle d’un cinéaste qui n’en finit pas d’aller à l’os et qui, dans cette raréfaction continue, épuise aussi le lien avec son spectateur.

Alors que la production audiovisuelle sud-coréenne renforce le hallyu (la vague de diffusion mondiale de la culture sud-coréenne, Squid Game 2 en tête), Hong Sang-soo tient ferme sa place d’angle mort, étant aussi productif que ce mouvement de soft power mais tendant, supposément sciemment, à épuiser la relation pourtant précieuse qu’il a construite depuis des décennies avec les cinéphiles du monde. Typiquement, on semble deviner, dans les réactions de certains personnages (et particulièrement dans le jeu d’Isabelle Huppert) une pointe des directives de Hong, ce qui brise le surgissement émerveillé du réel, précieuse à son art. Pourtant dénudée sur le plan plastique, la réalisation se révèle comme empesée d’artifices, presque sclérosée par les intentions. Et on sait combien « l’enfer est pavé de [ notes d’ ]intention« . Ce qui sonne comme un paradoxe pour une œuvre à l’apparente pureté édénique.

Flavien Poncet

La Voyageuse de Hong Sang-soo. Corée du Sud. 2024. En salles le 22/01/2025