LE FILM DE LA SEMAINE – Totto-Chan, la petite fille à la fenêtre de Yakuwa Shinnosuke

Posté le 31 décembre 2024 par

Eurozoom distribue en salles cette semaine Totto-Chan, la petite fille à la fenêtre de Yakuwa Shinnosuke, adaptation d’un classique de la littérature enfantine au Japon, et poignante évocation du Japon belliqueux des années 40 à travers le regard naïf d’une enfant.

Tokyo, début des années 1940. Tetsuko, que tout le monde appelle Totto-Chan, est une petite fille pleine de vie qui mène la vie dure à son institutrice, qui finit par la renvoyer. Ses parents décident de l’inscrire à Tomoe, une école pas comme les autres où de vieux wagons font office de salles de classe. Son directeur y met l’accent sur l’indépendance et la créativité des enfants. Tandis que la Japon s’enfonce dans la guerre, Totto-Chan va découvrir que les petites expériences de la vie sont plus importantes que les leçons.

Totto-Chan, la petite fille à la fenêtre marqua un véritable évènement à sa sortie au Japon puisqu’il s’agissait de la première adaptation du roman autobiographique de Kuroyanagi Tetsuko, publié en 1981. L’autrice avait jusque-là refusé toutes les propositions d’adapter ce roman devenu avec le temps un classique de la littérature enfantine, au Japon et à travers le monde – il est notamment publié en France chez Pocket Jeunesse. C’est la note d’intention sensible du réalisateur Yakuwa Shinnosuke et les perspectives du cinéma d’animation qui convainquirent Kuroyanagi Tetsuko, figure incontournable (romancière, actrice, animatrice de talk-show) du paysage médiatique japonais.

Le récit se penche sur les souvenirs d’enfance de Kuroyanagi, dans le Japon du début des années 40. Petite fille qu’on qualifierait sans doute aujourd’hui d’hyperactive, Totto-Chan, par son énergie débordante et son attention fluctuante n’entre pas dans le moule scolaire rigide. Elle va donc être envoyée dans une école privée dont l’enseignement privilégie l’individualité et l’expression de la personnalité des enfants. Une des grandes qualités du film est de parvenir à se placer à hauteur d’enfant, et notamment de capturer la perception du temps à ce jeune âge. Dans le cadre d’une école traditionnelle, l’agitation de Totto-Chan la fait sortir du lot, en fait un grain de sable au sein d’un environnement codifié auquel il faut se plier.

La nouvelle école revêt une dimension atypique par sa topographie (les salles de classe disposées dans d’anciens wagons de train), autorise une liberté d’être et de circuler par son nombre d’élève restreint, et intègre les fondamentaux d’enseignement dans une dimension ludique. Plusieurs scènes développent l’apprentissage scolaire et social par des mises en situation où la réflexion individuelle, l’expression libérée plutôt qu’entravée, façonnent l’assimilation des savoirs en guidant les enfants vers l’information plutôt qu’en leur assénant. Cette expression libre se ressent lors de la première entrevue de Totto-Chan avec le directeur lorsque ce dernier laisse déborder jusqu’à l’épuisement la logorrhée de la fillette pour qu’enfin elle livre vraiment ce qu’elle a sur le cœur. Plus tard, d’un simple repas collectif découlera une euphorisante leçon sur les légumes, et à échelle individuelle la compréhension sans gronderie pour Totto-Chan du rapport à son environnement qu’elle doit respecter.

La narration étend le champ de perception de l’héroïne au fil de cette conscience croissante du monde qui l’entoure. Cela s’initiera par son rapport aux autres élèves, dont son camarade Yasuaki, complexé par une mobilité réduite par la polio. Dès lors, l’agitation de Totto-Chan ne sert plus son seul amusement, mais aussi une attention aux autres que Yakuwa Shinnosuke capture de nouveau à hauteur d’enfant, à la fois dans les jeux mais aussi par l’expression de l’imaginaire, notamment la magnifique séquence de la piscine virant en comédie musicale durant laquelle Yasuaki semble enfin l’égal de ses autres camarades au sein de ce monde flottant. Le réalisateur assume la répétitivité et l’étirement du temps tels que ressentis par un enfant, les variations reposant sur de micro-évènements au cours de journées semblant à la fois toujours les mêmes, mais à chaque fois différentes.

Les ellipses interviennent à la fois comme marqueur signalant l’arrière-plan temporel et historique, ainsi que la façon dont désormais Totto-Chan en est attentive et impactée. La particularité de son école lui apparaît à travers la confrontation avec d’autres enfants, et aussi celle de ses parents progressivement stigmatisés pour leur train de vie occidental dans un Japon belliqueux et patriotique célébrant la tradition. Le monde extérieur s’immisce dans les habitudes (le message météo radiophonique laissant place à des discours de propagande) et vient même les bousculer douloureusement par la découverte de la faim, de la différence et du deuil. Les ruptures formelles féériques de la petite enfance servent désormais une imagerie plus sombre et inquiétante, notamment par ces éléments belliqueux avec ses défilés militaires qui deviennent omniprésents. Un des plus beaux moments du film explicite d’ailleurs formellement cette opposition entre le monde de l’enfance et les velléités guerrières de celui des adultes, quand Totto-Chan, dévastée par le chagrin, s’enfuit en traversant une marche de soldats défilant en sens inverse.

Ce rappel progressif du moment terrible que vit le Japon et sa société participe à la maturité progressive de notre héroïne, jusqu’à ce que le cadre innocent de la première partie semble définitivement appartenir à une époque révolue dans la seconde. Totto-Chan se transforme de façon intime à la manière de n’importe quel enfant, mais aussi de façon plus spécifique et accélérée à cause des mues douloureuses de son quotidien. Le film est donc un bon et poignant témoignage qui repose autant sur ses situations que sur son esthétique. Les expérimentations formelles naïves et colorées s’inspirent des dessins de Iwasaki Chihiro, illustratrice originale du roman. Le chara-design des enfants et plus particulièrement celui tout en rondeur et expressif de Totto-Chan rappelle quant à lui l’imagerie d’un certain premier âge du shojo durant les années 60. Cette imagerie bariolée se heurte progressivement au réel, représenté par une météo changeante voyant l’été de l’enfance céder à l’automne de la pré-adolescence, la teinte brune des uniformes militaires, la destruction des édifices représentant le « temps de l’innocence » comme l’école ou la maison familiale.

Totto-Chan est une des plus belles représentations des bonheurs du temps de l’enfance, tout en offrant à travers le plus candide des regards un instantané de temps troubles.

Justin Kwedi

Totto-Chan, la petite fille à la fenêtre de Yakuwa Shinnosuke. 2024. Japon. En salles le 01/01/2025