Nomad, le film culte de Patrick Tam, œuvre envoûtante et jalon majeur de la Nouvelle Vague hongkongaise, revient dans une belle édition Blu-ray après sa redécouverte en salles en juin dernier, grâce à Carlotta Films.
Rejetons de la classe aisée hongkongaise, Louis et son amie Kathy vont se lier à Tomato et Pong, de condition plus modeste. Devenus inséparables, les deux couples mènent une vie oisive, rêvant de rallier des contrées lointaines à bord du Nomad, le voilier du père de Louis. Ils seront bientôt rejoints par Shinsuke, le petit ami nippon de Kathy, poursuivi pour avoir déserté l’Armée rouge japonaise…
Patrick Tam est un des réalisateurs majeurs de la Nouvelle Vague hongkongaise au côté d’Ann Hui ou Tsui Hark, dont il partage le parcours avec un passage au cinéma après des débuts à la télévision. Les films de la Nouvelle Vague hongkongaise se caractérisent notamment par le dynamitage des genres (ce que feront Patrick Tam et Tsui Hark dans le wu xia pian avec The Sword (1980) pour le premier et Butterfly Murders (1979) pour le second), les thèmes sociaux et l’observation de la jeunesse locale (la trilogie vietnamienne d’Ann Hui, L’Enfer des armes (1980) de Tsui Hark) et pour l’ensemble un goût de la rupture de ton constant. Nomad constitue une forme de synthèse de tout cela démontre le talent de Patrick Tam.
Le titre Nomad a plusieurs significations au sein du film. Elle est purement narrative tout d’abord puisque c’est le nom du bateau que les personnages souhaitent emprunter pour quitter Hong Kong et voyager vers les pays arabes. Si l’on s’en tient à la stricte définition du nomadisme (le déplacement à des fins vitales et comme style de vie), cela endosse également une dimension thématique à travers les héros juvéniles du film. Cette capacité de changement, d’adaptation, les concerne tous. Louis (Leslie Cheung), jeune homme mélancolique vivant dans le souvenir de sa mère défunte, raccrochera avec le réel du monde qui l’entoure grâce à sa rencontre avec Tomato (Cecilia Yip). Cette dernière symbolise aussi cette aptitude à l’évolution en échappant à un amour toxique et obsessionnel pour un goujat, et affirme même cette nature changeante lors d’une double conversation téléphonique avec l’homme qu’elle poursuit en vain et un prétendant qu’elle éconduit cruellement.
C’est la fracture sociale entre le prolo Pong (Kent Tong) et la nantie Kathy (Pat Ha) qui s’estompe également à travers l’attirance mutuelle. L’autre manifestation de cet art du contrepied repose sur les humeurs changeantes du récit. Pong et Kathy se rencontrent, se taquinent et se séduisent dans une pure veine comique (la screwball comedy n’est pas loin) et c’est par l’humour que le fossé social entre eux se révèle (excellente scène où Pong évacue en vain l’appartement familial pour inviter sa belle à un tête à tête) puis se surmonte par une approche sensuelle en diable (magnifique étreinte amoureuse dans le bus). Il en va de même avec les déboires de Tomato suscitant tour à tour rires (la double scène téléphonique précédemment évoquée) puis profonde émotion à travers la solitude que dégage le personnage, et la manière dont elle se reconnaît sous une autre forme en Louis.
Patrick Tam tisse un écrin formel qui navigue entre réalisme bienveillant (l’environnement chaleureux de Pong, la caractérisation brève mais attachante de sa famille) et imagerie de roman photo estival ou magazine de mode papier glacé aux teintes pastel, au voile diaphane stylisé et romantique (qui ne mobilise pas moins de trois directeur photo avec David Chung, Peter Ngor et Bill Wong). Tout cela permet de sublimer la photogénie du casting juvénile dans de superbes compositions de plan, Leslie Cheung et la superbe Pat Ha en tête. L’ensemble du film baigne donc dans une humeur « chill », doucereuse et amusée, que Patrick Tam vient brutalement bousculer dans la dernière partie. Ce nomadisme des corps et des esprits va se confronter au réel et à la pensée plus figée de ces extrêmes avec ce personnage de Japonais déserteur de la Red Army. L’idéal romantique et hédoniste est soudain mis à mal, ce que Patrick Tam traduit par un saisissant final qui vrille de façon inattendue vers le film de sabre sanglant et remarquablement filmé (l’expérience du précédent The Sword et des wu xia pian télévisés assurant l’efficacité fulgurante de la séquence). Le rêve est intact mais désormais baigné d’amertume, sortir des sentiers battus ayant un prix. Très belle réussite à l’atmosphère vraiment marquante.
Bonus :
Réflexion sur Nomad (18 mn), un bonus correspondant à la lecture d’un texte de Patrick Tam à l’occasion de la ressortie du film, sur fond d’extrait. Il aborde les origines du projet, au sein duquel il a voulu capturer l’énergie juvénile, au-delà de quelque constat social. Il souhaitait notamment illustrer l’impact de la culture pop japonaise alors en plein essor au Japon, et montrait le pan sombre de cette adhérence à une culture étrangère à travers la présence du soldat de l’armée rouge. La coexistence sociale des différents personnages représente une utopie sociale, tandis que leur tempérament volatile et leurs pensées nomades donnent leur titre au film. Il évoque l’écriture du scénario, l’invention des concepts, le développement de l’histoire. Il évoque plusieurs des partenaires l’ayant aidé à écrire le film dont le tournage fut interrompu pour parfois en redéfinir la direction. L’élaboration et la symbolique de certaines scènes cultes comme celles du bus sont expliquées dans le détail. Patrick Tam revient sur le casting de jeunes acteurs charismatiques et en pleine ascension, saluant plus particulièrement la prestation de Pat Ha alors débutante. Il regrette la fin conservée dans le film qui n’était pas celle qu’il avait envisagé, la scène finale sur la plage étant filmé par le producteur et non par lui – même si montée par Tam à sa guise. Il déplore le scandale provoqué par le film, la commission de censure ayant pourtant approuvé le film, mais ayant cédé aux associations éducatives scandalisées par le film. Le film restera longtemps incomplet et Tam montre toutes les différences avec son désormais director’s cut restauré, les scènes ajoutées, celles réagencées à leur vraie place dans le récit.
Génération perdue (25 minutes), un entretien croisé entre le producteur Dennis Yu et le réalisateur Stanley Kwan, assistant-réalisateur sur Nomad. Ils reviennent sur leurs souvenirs du film. Stanley Kwan souligne l’attention apportée à la couleur par Patrick Tam, dont les évolutions sont liées à la transformation des personnages. Stanley Kwan revient sur quelques anecdotes de tournages plus spécifiques, le filmage de la scène de tramway, la décontraction étonnante des scènes de nu. Il aborde aussi la fin controversée et la fin non tournée par Tam, ni par lui-même qui avait aussi démissionné. Dennis Yu livre d’ailleurs les raisons de cette décision, avant tout budgétaires, car la fin envisagée par Tam (devant se dérouler sur le bateau) aurait été trop coûteuse. Cela n’entache pas selon lui la réussite du film, qu’il attribue largement à Patrick Tam. Dennis Yu parle aussi du combat face à l’accueil hostile du public et de la censure, et des circonstances ayant forcé la production à céder et effectuer des coupes dans le film. Il voit dans le film un héritage de la Nouvelle Vague française.
Justin Kwedi.
Nomad de Patrick Tam. Hong Kong. 1982. Disponible en Blu-ray chez Carlotta Films le 19/11/2024.